Pascal Picq, paléoanthropologue, maître de conférences au Collège de France. © Philippe Matsas/reporters

IA: « Que la machine nous batte dans un domaine ne signifie pas qu’elle nous domine en tout »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, penser que l’intelligence artificielle nous remplacera un jour est dénué de sens. Nous pouvons coévoluer avec elle si nous ne lui déléguons pas les activités qui fondent notre humanité.

Qu’est-ce que la connaissancedes grands singes peut apporter à l’appréhension de l’intelligence artificielle ?

Fondamentalement, la capacité de comprendre ce que les autres intelligences partagent ou non avec nous. L’enjeu de mon dernier livre (1) est de montrer que nous sommes dans un nouvel âge de l’humanité à l’échelle mondiale mais que la façon dont il se développe, elle, n’est pas nouvelle, il s’agit d’un processus de coévolution entre les sociétés humaines, leur rapport aux techniques et à leurs usages. L’exemple que j’aime citer est Twitter. Ses concepteurs lancent l’idée d’une messagerie de 140 caractères pour envoyer des messages à des amis. Difficile d’y voir un grand projet pour l’humanité. Elle ne correspond a priori pas à un besoin identifié de la société, en termes de progrès administratif, politique ou social. C’est là qu’intervient la théorie darwinienne de la sélection. L’application est choisie par un nombre croissant de personnes. Et elle participe à l’émergence des printemps arabes, de la dérive financière de 2008 et des fake news, ce que les jeunes qui l’ont inventée des années plus tôt n’auraient jamais imaginé. Le contingent est ce qui paraît sans nécessité. Mais, une fois sélectionné, il peut changer le monde sans que l’on sache comment il procède. Pendant deux siècles, nos sociétés occidentales ont cherché à éliminer les contingences. Dans ce monde-là, on identifiait les problèmes et on cherchait les solutions. D’un seul coup, on a basculé dans un monde darwinien où les solutions attendent leurs problèmes. La rupture est complète avec le monde linéaire où on concevait, on produisait, on vendait, on utilisait et on jetait.

Dans le monde d’aujourd’hui, plus on infériorisera, plus on se mettra en difficulté.

Vous affirmez que nous devons nous défaire de notre complexe de supériorité envers les animaux et de notre complexe d’infériorité par rapport aux machines. Est-ce de cette façon que le lien peut s’établir entre les intelligences ?

On voit ressurgir le fonds judéo-chrétien de nos cultures, qui pose que l’homme est à l’image de Dieu. Résultat, même si toutes les approches judéo-chrétiennes ne véhiculent pas ce modèle, l’animal est infériorisé et l’homme dispose d’une place prépondérante. L’idée directrice est qu’un degré de civilisation est d’autant plus abouti qu’il s’éloigne de la nature et des animaux. Autre travers, nous nous sommes pris pour des démiurges ; nous avons trop tendance à vénérer nos prouesses techniques. Cela pervertit notre comportement. D’où cette crainte que l’intelligence artificielle puisse nous remplacer un jour. Cette thèse n’a absolument aucun sens. Elle est aussi nourrie par un raccourci absurde qui voudrait que si des machines sont en mesure de battre des humains compétents comme Garry Kasparov ou Lee Sedol dans des jeux aussi subtils que les échecs et le jeu de go, elles sont forcément plus intelligentes en toutes choses que nous. Là aussi, c’est complètement faux. La théorie de l’évolution de Darwin nous aide à comprendre que face à un monde qui change, il faut de la diversité. Dans le monde d’aujourd’hui, plus on discriminera, plus on infériorisera, plus on se mettra en difficulté.

(1) L'intelligence artificielle et les chimpanzés du futur, par Pascal Picq, Odile Jacob, 320 p.
(1) L’intelligence artificielle et les chimpanzés du futur, par Pascal Picq, Odile Jacob, 320 p.

Y a t-il des limites aux progrès de l’intelligence artificielle ? Si oui, est-ce rassurant ?

Les limites, on ne les connaît pas. C’est la raison pour laquelle on est plus que jamais attentifs à l’éthique. Elle sera un enjeu majeur de l’acceptabilité de l’intelligence artificielle. Les inquiétudes déjà très présentes qu’elle suscite ont trait aux manipulations de l’information ou à la notation sociale. Dans ce domaine, les Chinois ont au moins le mérite d’annoncer leurs intentions. Nous, Occidentaux, nous ne disons rien mais nous le faisons quand même, si l’on s’en réfère au scandale Facebook/Cambridge Analytica. L’affaire montre combien les nouvelles technologies ont changé nos démocraties. Aujourd’hui, une élection au suffrage universel se gagne dans la capacité d’aller chercher une par une les personnes sur les réseaux sociaux. Mais ma crainte la plus vive porte sur ce que j’appelle le  » syndrome de La Planète des singes  » (NDLR : en référence au livre éponyme publié en 1963 par Pierre Boulle et porté à l’écran cinq ans plus tard par Franklin J. Schaffner), à savoir le danger causé par la substitution par les machines d’actions constitutives de notre humanité, réfléchir, se déplacer, entretenir des relations sociales… Si nous cessons d’être actifs physiquement, intellectuellement, socialement, sexuellement, nous connaîtrons de vraies difficultés. D’ailleurs, elles se profilent déjà.

Comment prévient-on ce danger ?

Je ne suis pas trop inquiet sur la capacité de notre cerveau à coévoluer avec ces nouvelles technologies. Il faut cependant veiller à créer une nouvelle alliance des intelligences qui nous stimulent et non qui se substituent à nous. Les entreprises qui partent du principe de réduire la masse salariale grâce à l’intelligence artificielle subissent toutes des revers. Une transformation numérique pour une entreprise doit s’opérer à tous les niveaux, en repensant les relations entre les personnes, avec les machines, les clients et les autres entreprises.

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