» Quand pleure le gorille « 

Chercheur en histoire et en philosophie des sciences, Chris Herzfeld est spécialiste des relations entre humains et ceux qu’on appelle les  » grands  » singes – gorilles, chimpanzés, bonobos, orangs-outans. Photographe, artiste plasticienne et écrivaine, elle vient de publier la première chronologie de la primatologie en français, sous le titre Petite Histoire des grands singes (Seuil). Cette Bruxelloise vagabonde, qui a jadis révélé des capacités des primates prétendument réservées à l’homme – dont la fameuse habilité à faire des nouds -, déroule ici un nouveau fil rouge : celui des sentiments contradictoires qui n’ont jamais cessé d’animer notre espèce, depuis l’Antiquité, à l’égard de nos plus proches parents.  » Fascination et répulsion, attirance et dégoût. Ce dualisme m’a sauté aux yeux !  » affirme-t-elle en rendant justice, une fois de plus, à ces presque humains qu’on n’a pas encore fini, au XXIe siècle, de tout à fait respecter…

Le Vif/L’Express : Drôles d’humains ! Ils pensent leur espèce comme absolument singulière dans l’Univers, mais se sont souvent sentis menacés par les similitudes physiques et comportementales étonnantes des grands singes…

Chris Herzfeld : En effet. Quand les ressemblances sont trop fortes, elles portent, en filigrane, le risque d’une corruption possible de l’homme par la bête. En réponse à cette menace, les Occidentaux ont manifesté une volonté compulsive de creuser les différences et de déterminer des critères de distinction très nets, pour affirmer que l’espèce humaine est unique. En même temps, et paradoxalement, ils ont aussi aspiré à retrouver un état de pureté originelle, à rompre avec une solitude ontologique trop pesante, grâce à leur parenté avec les primates.

Vous affirmez que ce sont les grands singes, entre tous, qui provoquent le plus cette sorte de schizophrénie…

Oui, ils suscitent des sentiments très contradictoires. A travers les siècles, les discours sur les grands singes ont porté l’empreinte de cette oscillation permanente entre attraction et répulsion. Dès l’Antiquité, nos ancêtres sont subjugués par leurs capacités d’imitation. Mais une défiance se juxtapose à la fascination : ces singes exhibent les caractères de l’ensauvagement et de la bestialité lubrique. Alors, ils nous ressemblent, certes, mais les hommes ont constamment veillé à rappeler qu’ils  » n’étaient pas des bêtes, quand même « …

L’intérêt que les singes suscitent n’a cependant jamais cessé. Au Moyen Age, ils incarnent même des suppôts de Satan !

Attention : dans nos régions, à cette époque, personne n’a jamais vu de grands singes. Au tournant des XIe et XIIe siècles, ce sont des macaques de Barbarie, devenus familiers depuis les croisades, qui sont essentiellement montrés dans les foires et adoptés par les plus riches. Au XIIIe siècle, ces animaux abandonnent les oripeaux du diable et symbolisent le péché : s’ils marchent à quatre pattes, c’est parce que leur nature les oblige à tourner les yeux vers le sol, alors que l’homme contemple le ciel, lieu de son salut…

Les premiers spécimens importés en Europe font tout de même évoluer le regard qu’on leur porte !

L’arrivée, dans nos régions, des premiers chimpanzés et orangs-outans fut l’un des événements marquants de l’histoire naturelle du XVIIe siècle. La plupart des animaux périssent pourtant durant le voyage. On ne connaît rien à ces  » êtres des confins du monde « . On ignore leur régime alimentaire et leur sensibilité au froid. Ce sont donc souvent des dépouilles qui sont remises aux savants. Sont-ils des humains sauvages, des monstres, des bêtes ou des êtres hybrides ? Les anatomistes de la Renaissance les dissèquent afin de le découvrir. Ce faisant, ils clarifient le brouillage catégoriel entre l’homme et l’animal. Mais juste un peu, seulement : si l’homme est maintenu en position surplombante, les simiens et… les Pygmées sont résolument placés du côté animal.

Il n’est alors nullement question de partir étudier ces singes sur le terrain ?

Non ! Et la première présentation publique d’un primate anthropoïde n’a lieu qu’en 1738 à Londres. On s’amuse à mettre cette jeune femelle chimpanzé en scène dans une  » heure du thé  » : elle apparaît vêtue d’une robe en soie et boit son breuvage comme une véritable lady. Une autre guenon, orang-outan, est installée en 1776 dans la ménagerie de Guillaume V d’Orange : on rapporte qu’elle se déplace en mode bipède, apprécie le vin, se tient bien à table et essuie ses déjections à l’aide d’un chiffon… Surtout, les grands singes sont instrumentalisés dans des débats anthropologiques et philosophiques sur l’état de nature, nourris par l’apparition ponctuelle d’enfants sauvages qui vivent alors, au propre comme au figuré, à la lisière des mondes humains. A cette époque, les Maures, les Hottentots et d’autres populations noires sont considérés comme produits d’hybridation entre singes et humains. Un comble : certains savants préconisent d’intégrer les grands singes capables d’apprendre notre langage dans le genre humain, alors même que ce statut reste refusé à certains peuples…

Est-ce dû à l’immense difficulté qu’éprouvent alors les scientifiques à distinguer les espèces de singes ?

Les savants restent longtemps embourbés dans des problèmes d’identification. Leur classification des primates est confuse jusqu’au début du XXe siècle. Au XIXe siècle, les singes anthropoïdes, créatures mitoyennes, brouillent carrément les frontières. Dans l’incertitude, les naturalistes multiplient les espèces et les variantes. Le gorille a certes fait surface, mais, en 1855, on le présente toujours comme un chimpanzé de grande taille. Décrit comme diabolique, il incarnera longtemps, dans l’imagerie populaire, la pure bestialité – jusqu’aux années 1970, quand Dian Fossey fera de ce primate un être pacifique et serein, essentiellement attaché à sa famille, et capable de verser des larmes.

Que nous dit la primatologie du XIXe siècle sur la façon de voir le monde ?

Le taxinomiste du XIXe siècle est radicalement séparé de l’individu qu’il étudie, ainsi que de son environnement physique, social ou culturel. A tel point que certains, utopistes et socialistes, soutiennent le projet de mettre simplement les singes… au travail. Puisqu’il est doté de mains, d’une capacité d’imitation et d’un attachement aux humains, le primate pourrait, par son labeur, constituer un progrès émancipateur pour les classes ouvrières.

C’est déjà l’instrumentalisation du vivant, qui atteint son paroxysme au XXe siècle…

Les singes, réquisitionnés comme matériel expérimental, vont en effet migrer vers les laboratoires. Dans le contexte de l’entre-deux-guerres, toutes les expérimentations possibles sont justifiées, seul le résultat importe. Elles transformeront parfois les chercheurs en exécutants impitoyables, dont les pratiques relèvent du sadisme ordinaire.

Certains de ces travaux en primatologie, auréolés de légitimité scientifique, serviront à justifier divers choix de société.

Oui. L’expérience d’Harry Harlow sur l’attachement mère-enfant en constitue un exemple célèbre. En séparant les petits de leur mère guenon et en exacerbant l’expérience de privation sociale, le scientifique fait de ces jeunes singes rhésus des êtres asociaux et déprimés. Mais il culpabilise aussi durablement les femmes qui travaillent et qui, dans les années 1950, commencent justement à se libérer du tutorat masculin et des contraintes de la maternité ! Le cas Harlow est toutefois complexe. On l’a voué aux gémonies pour sa cruauté. Mais sa démonstration lui a permis de plaider aussi pour l’adoption des orphelins – plutôt que pour leur placement en institutions, comme c’était de rigueur jusque-là – et pour l’amélioration des conditions de captivité des singes en laboratoire. Cela dit, il y eut pis : dans les années 1940, on teste les effets du souffle des bombes sur les primates, ainsi que leurs réactions lorsqu’ils sont atteints par divers projectiles. Pendant plusieurs décennies, des centaines de singes vont endurer ces calvaires, les variantes consistant à changer les armes, les espèces ou les points d’impact.

On a quand même l’impression que le sort des singes s’améliore après la Seconde Guerre mondiale. L’apparition de l’éthologie, dans les années 1960, humanise un peu leur condition, non ?

Effectivement. Certains primatologues sortent des labos, pour devenir d’authentiques parents de substitution de singes alors introduits dans leurs maisons. On tente sur eux l’apprentissage de la langue des signes. A 4 ans, la chimpanzé Washoe en connaît déjà 132. Quand on lui présente un cliché de cygne, elle choisit, pour la décrire, les signes correspondant à  » oiseau  » et à  » eau « . Ses semblables, qu’on lui montre pour la première fois à l’âge de 5 ans, elle les désigne par  » bestiole  » et  » noire « … Vicky, une autre femelle de cette communauté restreinte des singes parlants, classe sa propre image sur une pile de photos d’humains, et celle de son père biologique, qu’elle n’a jamais rencontré, sur celle des animaux… L’intériorisation de l’ethos humain par les grands singes se révèle d’une profondeur abyssale…

Cautionnez-vous l’existence de ces singes parmi les humains ?

Non. Ces études ont livré des résultats incroyables. Mais le devenir de ces grands singes que j’appelle  » concilients  » a souvent été dramatique. Elevés comme des humains, véritables membres du foyer à part entière, ils deviennent vite ingérables – ils sont notamment attirés sexuellement par leurs adoptants, plutôt que par leurs congénères. Il faut s’en débarrasser à l’adolescence. Et c’est une vraie déchirure, c’est le pire du pire. Ce problème s’est essentiellement posé aux Américains, où nombre de singes vivent encore  » en famille « . Actuellement, il existe en Floride pas mal de sanctuaires qui les recueillent, de même que les singes de Hollywood et tout ceux ayant appartenu à des personnalités, comme Bubbles, le chimpanzé de Michael Jackson.

Vous vouez une admiration aux Anglo-Saxonnes Jane Goodall, Dian Fossey et Biruté Galdikas, dont les recherches à long terme en Tanzanie, au Congo et à Bornéo ont révolutionné la primatologie depuis les années 1970.

Avec les  » trimates « , comme on les nomme, la primatologie devient populaire. Le regard porté sur les grands singes change. Mais ce n’est pas tant les travaux de ces trois héroïnes qui touchent le public que les liens entre femmes et singes, l’aventure dans la jungle, le côté idéaliste de leur engagement. Les trimates ont d’ailleurs elles-mêmes collaboré à cette fabrication d’images orchestrée par la revue National Geographic, dont elles dépendaient financièrement. En même temps, elles sont accusées de mener leurs recherches de façon typiquement féminine. Leurs résultats sont injustement disqualifiés, en raison d’un prétendu manque de rigueur ou d’un excès de sentimentalisme.

Est-ce aussi l’époque où naît l’idée que les singes sont capables de culture ?

Non, c’est plus tard, dans les années 1990. Beaucoup de gens continuent d’ailleurs à nier, aujourd’hui, qu’il puisse s’agir de  » culture « . Mais les primates exhibent des vertus que nous pensions jusqu’à récemment exclusivement humaines, et qui relèvent bien de la culture : sens de l’esthétique, inventivité, capacité de symbolisation (ils  » font semblant « , se racontent des histoires, parlent à leurs jouets en langage des signes) et longues contemplations de couchers de soleil ou de cieux étoilés… Il y aussi ces habitudes, ces  » rituels  » que des singes se transmettent et qui diffèrent d’un groupe à l’autre au sein d’une même espèce, tels que se dire bonjour ou saluer l’arrivée de la pluie…

Les primatologues ne cessent de réduire le territoire de la spécificité humaine. Que reste-t-il finalement de propre à l’homme ?

Je n’aime pas me placer sur le terrain du  » propre à l’homme « . Il faut tenter de comprendre le singe sans se référer constamment à nous. La question n’est pas de savoir si leurs comportements sont humains ou non, si le langage qu’ils s’approprient est bien du langage, si leurs productions sont de l’art… Mais précisons quand même que les singes ne stockent pas le savoir comme le font les humains. Ils n’ont pas de culture cumulative, comme chez l’homme, où la transmission de l’info est aussi plus performante, plus puissante. On est parents, mais on a pris, chacun, des chemins différents. Et nous sommes différents d’eux précisément à cause de ce cheminement.

Où les avons-nous lâchés ?

Les singes sont restés très attachés à la forêt. Ils ont fait du végétal un monde très sophistiqué. En cinq minutes, un gorille peut fabriquer un nid avec un génie mécanique extraordinaire, sans polluer ni détruire son milieu. Nous, nous avons colonisé d’autres lieux, nous nous sommes mis dans des contextes extraordinairement variés. Notre plasticité nous a permis d’ouvrir toutes sortes de portes… autres que la forêt. Mais ça ne fait pas pour autant de nous des êtres supérieurs.

PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE COLIN PHOTOS : JONAS HAMERS/IMAGE GLOBE POUR LE

 » Il faut tenter de comprendre le singe sans se référer constamment à nous « 

 » L’intériorisation de l’ethos humain par les grands singes se révèle d’une profondeur abyssale… « 

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