» Quand je suis aux fourneaux, je suis le roi ! « 

Sergio ! Celui que tous aiment appeler par son prénom s’est forgé une personnalité hors cadre dans le monde de la haute gastronomie. Mais derrière son physique hollywoodien se cache un bourreau de travail. Ses plats sont d’une exécution qui frôle la perfection. Contemporaine par ses techniques, la cuisine du chef Herman est enracinée dans son terroir de Zélande. Deux qualités apparemment contradictoires caractérisent la saveur en bouche : puissance et fraîcheur. Stupéfaction parmi ses nombreux fans : le 13 juin dernier, Sergio Herman annonce sa décision de prendre congé, ce 22 décembre, après plus de vingt années de succès, de  » son  » Oud Sluis (à Sluis, aux Pays-Bas). La fermeture d’un restaurant triplement étoilé au Michelin par son chef est considéré comme une remise en question d’un classement parfois perçu comme suranné. Icône de la jeune génération de cuisiniers tant flamands que néerlandais, Sergio ne disparaîtra pas de la scène food. Début mars 2014, on le retrouvera à Anvers oeuvrant en coulisses de The Jane, un ambitieux projet qui colle parfaitement à sa rock’n’roll attitude.

Le Vif/L’Express : Pourquoi avez-vous pris la décision de mettre un terme à votre success- story ? Est-ce le rejet d’un certain système de classement ?

Sergio Herman : Pas du tout, j’ai d’ailleurs aussi décroché une étoile au restaurant Pure C, à Cadzand… Etoile que je partage avec mon jeune chef Syrco Bakker. La fermeture de Oud Sluis correspond à quelque chose de personnel, qui a trait à ma vision de la profession. Depuis deux à trois ans, l’infrastructure n’était plus adéquate. Ce qui me frustrait terriblement. Nous travaillons à 18 dans une cuisine devenue trop petite. Pour atteindre le niveau de qualité et de créativité que je m’étais fixé, il fallait doubler sa superficie.

Depuis 2005, vous y déteniez cependant trois étoiles…

J’ai toujours besoin d’évoluer, de me fixer d’autres enjeux, d’éprouver des sensations nouvelles et de les faire partager. Je ne suis pas le genre de chef qui s’assied sur ses lauriers.

Oud Sluis fermera donc ses portes ce 22 décembre ?

Le restaurant 3-étoiles certainement. Mais mon frère Michel va continuer l’affaire familiale à sa manière. A ce jour, il est prématuré de parler de ses projets.

Eprouvez-vous des regrets ?

De l’émotion surtout. Des regrets non, car j’aspire à changer de rythme de vie. Oud Sluis est dans ma famille depuis si longtemps. Mes grands-parents ont commencé à y cuisiner en servant de petits en-cas sur la terrasse les jours de beau temps. C’est ici que j’ai réellement appris le métier, avec mon père. Il m’a laissé la liberté de grandir. J’ai passé plus de vingt ans presque jour et nuit dans cet endroit. A mesure que l’échéance de cette fermeture se rapproche, il est clair que l’émotion est de plus en plus forte.

La personnalité de votre père Ronnie et ses talents de cuisinier ont été décisifs. Vous avez d’ailleurs maintenu jusqu’au dernier service ce menu  » Père et Fils « . Comment vos parents ont-ils contribué à votre éducation culinaire ?

Auprès de mon père, j’ai appris à travailler de beaux produits, à cuisiner pour le goût, intensément. Mais bien davantage, depuis notre plus tendre enfance, nos parents nous ont fait découvrir, à mon frère et à moi, la gastronomie au travers des grandes maisons que nous fréquentions. Je me souviens d’avoir mangé chez Willy Slawinski – un cuisinier belge d’avant-garde pour son époque, décédé en 1992 à l’âge de 44 ans – avec mon père et mon oncle alors qu’il venait de s’installer dans un nouveau restaurant. Tout était exceptionnel dans ses plats : le goût, la présentation.

Les trois étoiles que vous avez décrochées étaient-elle un but à atteindre absolument ?

Je suis né dans un restaurant, mes parents aimaient bien manger et ont fait découvrir à leurs enfants de grandes maisons. J’avais envie de faire partie de cet univers qui me fascinait. Un jour, Michelin vous octroie une étoile. Dès cet instant, vous êtes poussé dans le dos par des clients, des collègues. On vous dit que votre cuisine vaut deux étoiles. Lorsqu’elles sont acquises, on vous affirme que vous allez recevoir la troisième. C’est une spirale qui échappe à votre contrôle. Définitivement, je n’ai pas cherché consciemment ces trois étoiles. Mais elles m’ont sans doute poussé à sans cesse aller plus loin, à reculer mes limites.

Vous avez souvent affirmé que vous arrêteriez quand vous auriez atteint votre sommet. Vous ne supporteriez pas d’être sur une courbe descendante ?

Pour les raisons que j’ai expliquées, je ne peux plus évoluer à Oud Sluis, aller plus haut. Par ailleurs, ce métier est éprouvant. Pour le pratiquer à ce niveau-là, c’est aux dépens de votre vie et de votre famille. J’arrive au restaurant entre 8 et 9 heures et je le quitte vers 3 heures la nuit suivante. Je ne passe qu’une heure environ, en fin d’après-midi, à la maison avec les enfants. J’aspire donc à trouver un nouvel équilibre.

Qu’est-ce qui vous plaît dans votre métier ?

Tout d’abord créer, imaginer de nouveaux plats. Au cours des dernières années, je me suis entouré d’artistes et de designers, qui ont contribué à améliorer l’aspect visuel de mes plats. Ensuite, j’aime ces services lourds, difficiles. On est  » dans le jus « . On sait qu’il sera difficile de mener le tout à bien mais qu’il faut garder le contrôle de la situation. Quand je suis aux fourneaux, rien ne peut me détruire. Je suis le roi !

D’autres chefs, qu’ils soient célèbres ou non, s’octroient la liberté de ne pas être en permanence dans leur restaurant ? Pourquoi pas vous ?

Il est vrai que des cuisiniers que j’admire ou dont je me sens proche – comme Alex Atala du DOM, à São Paulo, 6e au 50 Best, ou Massimo Bottura de l’Osteria Francescana, à Modène, 2e au 50 Best – passent énormément de temps hors de leur restaurant. Mais j’ai évolué dans un tout autre contexte. En semaine, la clientèle de Oud Sluis est belge à 85 %. Le week-end, les Néerlandais font spécialement le déplacement jusqu’en Zélande et représentent les trois quarts de nos réservations, alors que les gourmets internationaux ne représentent que 10 à 15 %. Cette clientèle locale exige que je sois présent. Tout au plus puis-je m’absenter un jour ou deux d’affilée. C’est aussi un respect que j’entends témoigner à ces personnes qui ont réservé huit à neuf mois à l’avance. La présence du chef est à leurs yeux la cerise sur le gâteau.

Quelles découvertes gastronomiques vous ont le plus marqué ou influencé ?

Ma première, c’était à Antibes, à La Bonne Auberge de Jo Rostang qui avait alors trois étoiles et affichait la classe de ce type d’établissement. Mes parents et moi avons été accueillis par le personnel de salle qui formait un seul rang, hors du restaurant. Au travers d’une vitre, j’ai alors aperçu la brigade de cuisine, elle aussi placée sur un seul rang. Je n’oublierai jamais le plat de poisson aromatisé à l’anis. Ensuite, je pense à Pierre Gagnaire, alors établi à Saint-Etienne. Quel choc ce fut quand j’ai découvert son bâtiment Art déco, avec de l’art contemporain, de la musique de jazz. C’était l’entrée dans la modernité. Enfin, je ne peux me passer de citer Ferran Adrià (NDLR : considéré comme l’un des meilleurs chefs au monde, ce 3-étoiles espagnol, dont le restaurant El Bulli, sur la Costa Brava, est fermé depuis 2011, est aussi le père de la cuisine moléculaire). Je me suis rendu à El Bulli en 1995, l’année de ma première étoile. Le restaurant n’avait pas encore la réputation qu’on lui a connue. C’était un midi : 4 ou 5 tables seulement étaient occupées. Mais, lorsque j’y repense, j’ai toujours la chair de poule. On en était aux débuts du siphon et des espumas, ces mousses qui ont fait la célébrité de Ferran Adrià. Sa cuisine était puissante en saveurs, fortement imprégnée de la Méditerranée.

Quelles sont vos racines ?

Mon terroir, c’est la mer du Nord, les Polders. J’aime la Zélande sauvage comme elle est à Cadzand, la vue des dunes et des vagues que l’on embrasse depuis la salle du restaurant Pure C. Mais j’ai tout autant besoin de l’énergie de la ville, de ces stimuli, de la modernité qu’elle offre. C’est pourquoi j’ai hâte que mon nouveau projet – The Jane, dans l’ancienne chapelle de l’hôpital militaire d’Anvers – soit opérationnel. Il me permettra de rencontrer une nouvelle clientèle, plus jeune, et de lui proposer une expérience contemporaine. Avec le designer Piet Boon et toute mon équipe, nous avons accordé énormément d’attention à chaque détail : la décoration, le design, les vêtements, la musique… Outre le restaurant, il y aura un bar où l’on pourra siroter une boisson en grignotant des tapas.

Vous allez donc continuer à cuisiner ?

Je ne serai plus impliqué au quotidien. Certes, je vais être aux côtés du chef Nick Bril durant les premiers mois. Mais j’envisage mon rôle et ma fonction comme un consultant. Le temps libre sera consacré à créer de nouvelles recettes pour aller plus loin, chose que je ne pouvais plus faire actuellement. Je vais aussi prendre enfin le temps de voyager et de faire connaître ce que nous avons fait à Oud Sluis. Même si je suis connu et reconnu en Belgique et aux Pays-Bas, nous souffrons d’un déficit de communication.

Vous parlez d’un manque de reconnaissance ?

Je suis toujours resté moi-même. Je n’ai pas suivi les courants qu’ils soient espagnols hier ou scandinaves aujourd’hui. Je fais les choses à ma manière. Mais peut-être que cela va changer… De toute évidence, le métier de chef a évolué. Autrefois, un cuisinier se contentait de bien faire son travail entre les quatre murs de sa cuisine. Aujourd’hui Internet a tout bousculé. Un blogueur peut publier un nouveau plat qui se trouve instantanément exposé à tous.

Le programme télévisé de VTM De Beste Hobbykok van Vlaanderen (Le meilleur cuisinier de Flandre) vous a apporté une grande audience en Belgique. Comment vivez-vous ce star system ?

Je ne m’en sens pas du tout partie prenante. Je garde les pieds sur terre. J’ai commencé ce programme assez naïvement à la demande de Peter Goossens (3-étoiles au Hof van Cleve, à Kruishoutem). Aujourd’hui, je partage l’écran avec Gert de Mangeleer (3-étoiles au Hertog Jan, à Bruges). On m’en parle, on me reconnaît dans la rue. Cela peut être intrusif. Par ailleurs, ce genre de programme a dépoussiéré les traditionnelles émissions culinaires. C’est vraiment un plus. Et par-dessus tout, j’apprécie le rapport que les Belges entretiennent avec la cuisine et la gastronomie.

Par votre personnalité qui sort des sentiers battus vous avez influencé toute une génération de jeunes chefs. On vous décrit volontiers comme rock’n’roll.

Je suis comme cela, je m’habille ainsi, avec des jeans, un tee-shirt (NDLR : arborant volontiers ses tatouages sur les bras, Sergio Herman a même fait dessiner le motif d’un de ses desserts, baptisé  » Tatoetje  » par un des plus grands experts tattoo, Henk Schiffmacher). De toute manière, on aime coller des étiquettes aux gens, vous mettre dans une case. Alors rock’n’roll, pourquoi pas ?

Que ferez-vous au lendemain du 22 décembre ?

Tout d’abord, je suis satisfait que nous ayons reculé d’un mois l’ouverture de The Jane à Anvers. Cela me laissera plus de temps pour cette transition. Dans les premiers mois, je vais m’y investir davantage aux côtés de Nick Bril. Piet Boon – qui avait aussi aménagé Oud Sluis – y a fait un travail remarquable. Nous allons travailler autant sur le concept du restaurant de 75 couverts que sur celui du bar. L’idée est de proposer de très beaux produits. Je vais continuer à créer de nouvelles recettes. A Cadzand, nous allons prendre en charge la rénovation des chambres du Strandhotel, l’établissement qui abrite Pure C. Et surtout, j’ai envie de voyager, de pouvoir être une éponge et de m’imbiber de tout ce que je vais croiser sur ma route.

Propos recueillis par Jean-Pierre Gabriel

 » Autrefois un cuisinier se contentait de bien faire son travail entre les quatre murs de sa cuisine. Aujourd’hui Internet a tout bousculé  »

 » J’ai envie de voyager, de pouvoir être une éponge et de m’imbiber de tout ce que je vais croiser sur ma route  »

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