Psychodrame politique à la liégeoise

Consultation populaire à Liège, ce 22 février. Les habitants doivent indiquer s’ils veulent que leur ville se porte candidate au titre de capitale européenne de la culture en 2015 ? En toile de fond : une lutte sous-régionaliste entre Liège et Mons, le duel Reynders-Di Rupo, et le spectre des prochaines élections régionales.

Souhaitez-vous que la Ville de Liège pose sa candidature au titre de capitale européenne de la culture en 2015 ?  » La question s’adresse à l’ensemble des Liégeois de plus de 16 ans. Qu’ils soient belges ou étrangers, tous sont appelés aux urnes ce dimanche 22 février, pour répondre  » oui  » ou  » non « . Un mini-événement en soi, tant la Belgique a l’habitude de se montrer frileuse à l’égard de la démocratie directe, et de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un référendum. Mais le vote du 22 février marque également le point d’orgue d’une longue saga politique, dont les enjeux dépassent de loin le cadre liégeois, et s’étendent bien au-delà du petit monde culturel. Deux éléments déterminent en effet le contexte de ce scrutin. Un : quelle ville était jusqu’à présent archi-favorite pour remporter le titre de capitale culturelle (réservé par l’Union européenne à la Belgique, en 2015) ? Mons, dont le bourgmestre est… Elio Di Rupo, président du parti socialiste. Deux : qui soutient officiellement la candidature de Liège ? Didier Reynders, président du Mouvement réformateur et chef de groupe au conseil communal de Liège. Bref, difficile de ne pas voir dans cette histoire un énième épisode de la lutte d’ego que se livrent les deux ténors. Même si le débat ne se réduit pas à une addition de rivalités personnelles, loin de là.

Tout a démarré comme une blague. Le 20 avril 2008, le Standard est sacré champion de Belgique de football. L’euphorie gagne Liège, qui attendait l’événement depuis vingt-cinq ans. Après une longue période noire (100 000 emplois perdus dans la sidérurgie liégeoise au cours des années 1970), toute une région retrouve des raisons d’espérer. Alain De Clerck, artiste contemporain haut en couleur, s’enfonce dans la brèche.  » Nous devons tous nous battre pour que ce soit Liège qui soit capitale culturelle européenne en 2015, et non Mons « , lance-t-il le 29 avril, dans LeSoir. Rejoint par le jeune philosophe François Schreuer, autre personnalité incontournable de la scène liégeoise, Alain De Clerck crée le collectif  » Liège 2015 « . Ensemble, les deux lascars lancent une pétition pour forcer le bourgmestre Willy Demeyer (PS) à organiser une consultation populaire sur le sujet. Plus de 22 000 habitants de la commune – dont Didier Reynders – la signent. Ecolo soutient aussi la démarche, tandis que la majorité PS-CDH freine des quatre fers. A Mons, l’irritation commence à poindre… L’échevin libéral Richard Miller masque mal sa perplexité.  » Je ne comprends pas pourquoi Didier fonce tellement sur ce dossier, alors qu’il sait très bien que Liège n’a quasi aucune chance « , confie-t-il à plusieurs proches.

Survient alors un coup de théâtre. Dans la nuit du 16 au 17 décembre, Willy Demeyer a négocié un accord avec le collectif Liège 2015. Le premier volet du deal surprend : le collectif abandonne sa revendication première (obtenir le titre de capitale culturelle) et accepte de jeter au panier les 22 000 signatures collectées. En échange, il obtient le bétonnage d’une série d’acquis culturels, dont la décentralisation à Liège d’une partie de la Cinémathèque royale et la persistance d’une activité de création radiophonique à la RTBF-Liège. Mais, avant même que l’accord ne soit révélé, une fuite avertit la presse. Le 17 décembre, La Meuse titre  » 22 000 cocus « . Plusieurs artistes hurlent à la trahison. Furax, le cinéaste Bouli Lanners s’empare du paquet de signatures et, avec quelques camarades, il se rend à la poste pour les envoyer par recommandé aux autorités communales.

Le 22 décembre, à partir de 18 h 30, le conseil communal se réunit. Atmosphère survoltée. Sur la place du Marché, que les élus aperçoivent depuis la fenêtre de l’hôtel de ville, le marché de Noël bat son plein et les passants éclusent les verres de péket. A peine le conseil a-t-il débuté qu’une suspension de séance est décrétée. Pendant des heures, les réunions de groupe succèdent aux caucus informels. Lassitude ou provocation ? Réuni avec les chefs de groupe CDH, MR et Ecolo, Willy Demeyer lâche du bout des lèvres :  » OK, on va organiser une consultation populaire…  » Face à lui, Reynders répond du tac-au-tac :  » Très bien, bonne idée ! Le conseil peut reprendre.  » Sur ce, le président du MR se lève et quitte la pièce. Demeyer ne peut plus reculer. Quelques instants plus tard, vers minuit, le conseil communal vote à l’unanimité l’organisation d’une consultation populaire. Un élu de la majorité n’en revient toujours pas :  » On n’a jamais vu ça. Personne n’a compris l’attitude de Willy Demeyer. D’autres scénarios étaient possibles. Il aurait pu gagner du temps, imposer un recomptage des signatures. Mais il a été acculé et a dû tout céder. « 

Pour les partisans de Liège 2015, un sérieux obstacle demeure : au moins 19 000 personnes – soit 10 % de la population liégeoise – doivent participer à la consultation. Sans cela, les bulletins ne seront pas dépouillés.  » Si les habitants ne se déplacent pas le 22 février pour aller voter en masse, le lendemain matin, c’est une gueule de bois généralisée pour Liège « , tonne Alain De Clerck. Déployant une énergie propre à déplacer les montagnes, il multiplie les conférences de presse dans le local de campagne que le collectif Liège 2015 a ouvert sur la place du Marché : deux conteneurs empilés l’un sur l’autre forment un QG de fortune, installé pile en face de l’hôtel de ville, presque sous la fenêtre de Willy Demeyer.

Mal pris, le bourgmestre de Liège tente de minimiser l’enjeu de la consultation.  » Je n’appelle ni à voter oui, ni même à aller voter « , déclare-t-il dans la presse.  » Venant d’un socialiste, ça me laisse pantois, enrage Pierre Gilissen, conseiller communal MR. S’il y a bien une expression de la démocratie, c’est le vote. En Belgique, de plus, le vote est obligatoire, en grande partie parce que le PS le veut. Sinon, il y a bien longtemps qu’on l’aurait rendu facultatif. « 

 » Ce débat est mal assumé par les élites de la ville, reconnaît Hassan Bousetta, conseiller communal PS. Personne n’ose sortir du bois, surtout à quelques mois des élections. Mais Liège ne peut se permettre de cracher sur une dynamique populaire comme celle-là. Il est absolument essentiel de se rendre aux urnes le dimanche 22 février. Même si, personnellement, je voterai « non ». Trop de choses posent problème dans ce dossier : le budget, les délais, le projet… « 

En réalité, tous les élus locaux sont mal à l’aise. Tiraillés entre loyauté liégeoise et loyauté politique. D’un côté, ils ne veulent pas torpiller une initiative positive pour leur ville. De l’autre, ils ne peuvent renier un accord liant les quatre partis francophones. Lorsque la candidature de Mons a pris son envol, en 2004, Elio Di Rupo était le président au sommet de sa gloire d’un parti socialiste alors en pleine forme. Après Anvers (1993), Bruxelles (2000) et Bruges (2002), il paraissait logique que le titre de capitale culturelle revienne à une commune wallonne. Et comme le PS détenait alors le maïorat de toutes les grandes villes (y compris Namur, jusqu’en 2006), la voie était libre pour Mons.

D’autres rebondissements rocambolesques achèvent de donner à ce dossier des airs de roman-feuilleton. Le 13 février, le CDH liégeois publie un communiqué surprise annonçant qu’il soutient désormais le  » oui « . Un nouveau tournant, peut-être décisif pour l’issue du scrutin… Sauf qu’il sent le pétard mouillé.  » Le gestionnaire de notre site Internet s’est emmêlé les pinceaux. Cette position n’est pas celle des instances du CDH « , annonce sans rire l’échevin Michel Firket, le 15 février.

 » Toute cette histoire est digne de Hamlet, résume Jean-Claude Marcourt (PS), ministre wallon de l’Economie et conseiller communal à Liège. Les jeunes artistes ont le sentiment, erroné, qu’Elio Di Rupo a imposé sa ville de force. Alors, ils veulent tuer le roi. Si j’avais 25 ans, je serais dans leur camp. S’opposer à quelqu’un qui détient le pouvoir, comme Di Rupo, c’est super-gai, c’est roboratif. Mais c’est injuste.  »

Au-delà des péripéties en cascade, le feuilleton  » Liège 2015  » illustre une tendance lourde : l’absence de projet politique en matière culturelle.  » Liège se trouve dans un trou noir culturel depuis trente ans, accuse le socialiste Luc Toussaint, député fédéral de 1995 à 1999, passé ensuite chez Ecolo, puis revenu au PS. La création du collectif Liège 2015, c’est l’expression d’orphelins. La démarche de ces jeunes découle d’un désespoir face à l’inertie des pouvoirs publics liégeois. Leur déception s’est d’abord transformée en colère, puis en projet positif : se battre pour que Liège devienne capitale européenne de la culture. « 

François Brabant

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