Prisonnier du mensonge

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Laurent Cantet marie mieux que quiconque le social et l’intime. Son Emploi du temps confirme les promesses de ses Ressources humaines

Seul. Devant lui, l’aube brumeuse révèle, tels des fantômes, quelques arbres dénudés. L’homme s’éveille, dans sa voiture où il a passé la nuit. Cela fait plusieurs jours qu’il sillonne les routes sans but apparent, et dort dans son véhicule. Sa femme, via son téléphone portable, croit qu’il travaille, qu’il est comme d’habitude en tournée professionnelle. Mais Vincent a été licencié. Il l’a caché aux siens, à Muriel et aux trois enfants, à ses parents aussi. Chaque vendredi soir, il rentre à la maison pour passer le week-end en famille, comme si de rien n’était. Tout juste a-t-il lâché que son travail actuel le lasse, et qu’une proposition lui a été faite de rejoindre un poste important à Genève, dans un organisme international. Questionné à ce propos, il annoncera bientôt qu’il a accepté ce nouvel emploi. Et le mensonge s’ajoutera au mensonge, jusqu’à devenir pour Vincent une occupation à plein temps…

On se souvient sans doute de l’affaire Romand, du nom de cet homme qui s’est inventé, durant des années, pour ses proches, une vie professionnelle fictive, avant de massacrer sa famille entière au terme de trop de mensonges. Ce fait divers a inspiré un roman d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire, dont on verra l’an prochain l’adaptation cinématographique, avec Daniel Auteuil dans le rôle principal. Le réalisateur de L’Emploi du temps s’est également souvenu de Jean-Claude Romand. Mais, avec son coscénariste (et par ailleurs monteur) Robin Campillo, il a choisi de laisser de côté les dimensions criminelle et pathologique de cette affaire, pour mieux se concentrer sur l’idée de la double vie et de sa mise en pratique.

Le résultat est un film tout bonnement admirable, révélant en Aurélien Recoing un interprète fascinant. Auteur, déjà, du singulier et prenant Ressources humaines, Laurent Cantet confirme avec cette oeuvre originale et forte son exceptionnel talent pour conjuguer le social et l’intime.

En avoir ou pas

La question du travail était déjà au coeur de Ressources humaines, le premier long-métrage de Cantet. On y voyait un jeune homme, cadre dans une entreprise, réagir au licenciement de son père, ouvrier dans la même usine. Avec L’Emploi du temps, le cinéaste français pousse plus loin sa réflexion sur le travail (« en avoir ou pas »). Dans le film précédent, le père condamné par la logique implacable du profit semblait dans un premier temps se résigner devant l’humiliation, alors que son fils – censé faire partie des « gagnants » – exprimait sa révolte. Vincent, le héros de L’Emploi du temps, voit son licenciement lui ouvrir étrangement une perspective d’évasion. On apprendra durant le film qu’il aurait pu trouver assez facilement un autre job dans son domaine (la consultance). Il s’aventure ainsi dans l’espace flottant d’une liberté paradoxale, puisqu’elle s’accompagne immédiatement d’une série de mensonges, puis de manoeuvres destinées à obtenir l’argent nécessaire à leur crédibilité. La tentation de devenir hors-la-loi se présentera également dans un parcours en forme de dérive mais aussi d’utopie, dont nous nous garderons bien de dévoiler ici la conclusion.

« Je cherche mes sujets dans ce qui nous entoure, dans cette société qui pose et se pose des questions », explique Laurent Cantet. « Une fois le sujet choisi, poursuit-il, je m’efforce d’en rendre la réalité palpable, à la fois dans ses aspects intime, social et politique. Les deux sphères, la sociale et l’intime, se contaminent forcément dans la vie. La famille est un lieu d’intimité où se glissent des rapports sociaux, et le travail définit tellement ce que nous sommes! Ce que je fais influence éminemment ce que je suis. En anglais, langue plus directe que le français, lorsqu’on interroge quelqu’un sur le travail qu’il fait, on lui demande « What are you? »… « 

Le masque, illusoire et dangereux

Une autre question habite également L’Emploi du temps, celle des masques que nombre d’entre nous pensent bien commodes (on porterait son masque au travail pour le retirer chez soi) mais dont Cantet souligne ce qu’ils ont potentiellement d’illusoire et même de dangereux. « Vincent crée un mensonge censé être libérateur, mais qui s’appuie sur tous les codes du monde du travail, et qui lui impose le masque de manière permanente. » Au point de le rendre trop visible pour que ses proches ne s’en aperçoivent pas? Laurent Cantet le pense, qui estime que « le mensonge entre proches, entre époux, s’alimente presque toujours du manque de désir ou de la crainte qu’a le partenaire auquel on ment de contester ce mensonge: on vit souvent dans le déni, pour fuir une réalité qui flanquerait tout par terre. Quitte à craquer un jour sous la pression, la violence intérieure, que cela représente… « .

Tendre des miroirs

Dans les débats qui suivent la projection de son film lors des nombreuses avant-premières organisées depuis sa présentation au Festival de Venise (il y remporta le Lion de l’année), Cantet a remarqué « à quel point les gens pouvaient aisément s’identifier à Vincent, comme s’ils reconnaissaient en lui une partie de leurs envies, de leurs espoirs, de leurs frustrations, de leurs lâchetés ». Le réalisateur de L’Emploi du temps ne fait pas mystère d’avoir voulu « tendre des miroirs aux spectateurs ». Notamment en choisissant pour interprète un acteur, certes très admiré au théâtre, mais encore largement inconnu au grand écran. « En plus de cette qualité de relatif anonymat, commente Laurent Cantet, j’avais perçu chez Aurélien Recoing une certaine distance au monde, qui n’est pas fabriquée mais qu’il porte en lui, naturellement. Il restitue parfaitement l’ambiguïté de Vincent, ses interrogations, voire ses incohérences. » Recoing, dont le visage évoque parfois celui de Kevin Spacey ( American Beauty), fut sur les planches un fidèle d’Antoine Vitez, après avoir reçu le prix Gérard Philipe, en 1989. Ce comédien remarquable réussit à merveille la délicate balance entre l’identification que suscite son personnage et l’opacité que celui qu’il qualifie lui-même de « fantôme » conserve jusqu’au bout.

Film, ô combien! ancré dans le réel, L’Emploi du temps n’en est pas moins largement ouvert à l’imaginaire. « De la même manière que j’aime lier l’intime et le social, explique Laurent Cantet, j’ai voulu mettre en relation l’espace mental de Vincent et l’espace extérieur, jusqu’aux paysages où s’inscrit littéralement sa subjectivité, lorsque de plus en plus l’image le montre comme se dissolvant en eux…  » Pour sa pertinence et sa gravité, son émotion et son humanité, son art à mêler forme et fond de manière organique, palpable, L’Emploi du temps prend place au rang des films les plus importants de ce début de millénaire où le cinéma semble s’être décidé à poser les bonnes questions.

Louis Danvers

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