Pourquoi on ne saura jamais la vérité

Une commission d’enquête parlementaire ? Vous n’y pensez pas. Les  » coupables  » continuent de sévir. Les dénoncer provoquerait un nouveau séisme, pire que le précédent.

La salle en impose, comme beaucoup au Sénat. Tapis rouge au sol, lambris dorés aux murs, lustre majestueux. Un matin pluvieux de novembre 2008. Des dizaines de journalistes et de caméras se pressent devant les portes de la pièce où se tient la commission d’enquête parlementaire sur la crise financière. Une dizaine de sénateurs se dirigent lentement vers l’entrée, offrant sans se faire prier leur plus beau profil aux flashs des appareils photo. L’un d’eux, gonflé de contentement, offre une phrase qui fera date à un journaliste insistant :  » Nous allons, ici, faire toute la lumière sur les responsabilités de ceux qui ont provoqué le tsunami bancaire.  » Johan Vande Lanotte fait une entrée médiatiquement fort remarquée : l’ex-président du SP.A, ex-ministre du Budget et des Entreprises publiques, aujourd’hui  » simple  » sénateur très au fait des matières financières, a été promu président de ladite commission. Dans son sillage, deux inconnus. Les journalistes interrogent :  » De qui s’agit-il ?  » On croit savoir que ce sont là deux des plus brillants cerveaux du département  » Gestion des risques  » de Fortis. Suit un autre monsieur, rapidement identifié comme étant réviseur bancaire, c’est-à-dire un de ces comptables de haut niveau, chargés de vérifier les comptes des établissements financiers, de les commenter et de les avaliser. Fermant la marche, Jean-Paul Servais, président de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), le  » gendarme  » des banques. Tout ce beau monde entre dans la salle, dont les portes se referment. Les journaleux et autres curieux, eux, sont refoulés avec fermeté par un huissier contraint de jouer les forces de l’ordre. Car, comme il se doit avec des gens de cette importance, la commission d’enquête sénatoriale se déroule à huis clos.

A l’intérieur, les choses sérieuses commencent. Vande Lanotte, paré, pour la circonstance, des pouvoirs d’un juge d’instruction, s’adresse solennellement au président de la CBFA :  » Avez-vous su que Fortis détenait un portefeuille de près de 50 milliards de crédits structurés liés aux subprimes, ces produits à hauts risques ?  » interroge le président.  » Oui, répond Servais. Il y a plus d’un an déjà.  »  » Et qu’avez-vous fait ?  » insiste le premier.  » Les responsables de la banque m’ont assuré qu’ils « géraient ». Et mes contacts dans le monde politique m’ont suggéré de ne pas m’alarmer. Il faut dire qu’à l’époque on ne parlait pas encore de crise des subprimes.  » Sur leur chaise, les brillants esprits de la  » Gestion des risques  » font peine à voir. Ils livrent leur témoignage sous la foi du serment :  » D’après nos modèles mathématiques, le système aurait dû tenir « , lâchent-ils, penauds. Un silence lourd leur répond. Suit le témoignage du réviseur bancaire :  » Je ne pouvais pas tout voir, assène-t-il. Trop d’opérations importantes sont mises sur le compte de filiales du groupe, situées à l’étranger. L’internationalisation du marché a rendu les comptes des banques de plus en plus opaques et, par conséquent, difficiles à contrôler.  » A la fin de la réunion, quelques sénateurs à la langue trop bien pendue ne résistent pas à la tentation de confier à leur journaliste préféré, sous le sceau du secret bien sûr, ce qu’ils auront appris ce matin-là. Le lendemain, un quotidien en vue met en Une :  » La CBFA ne contrôle plus rien. Les réviseurs, non plus.  » Quelques heures plus tard, à la Bourse de Bruxelles, la KBC, qui avait jusqu’ici plus ou moins résisté, vacille sur ses bases. Dame ! Elle aussi est  » contrôlée  » par la CBFA et autres experts comptables, lesquels ont montré toutes leurs limites. Pis : Delhaize, Colruyt et un grand nombre de sociétés cotées en Bourse, toutes placées sous la  » protection  » de la Commission, effectuent un plongeon spectaculaire. Le spectre d’une crise économique globale se profile… Stop ! Ici, on sort la pancarte :  » Ceci est une fiction.  » Car ce scénario ne se produira jamais.

Pourquoi une telle commission d’enquête ne verra-t-elle jamais le jour ?

Précisément pour éviter le séisme décrit ci-dessus.  » Il est impossible d’ouvrir à fond la boîte de Pandore. Les secousses sismiques qui s’ensuivraient provoqueraient des dégâts sans commune mesure avec ceux que l’on a déjà connus « , résume un ex-grand argentier de l’Etat belge. A la Banque nationale, on ne dit pas autre chose :  » On s’interroge très sérieusement sur l’efficacité du contrôle de la Commission bancaire, financière et des assurances, y murmure-t-on. Mais on va tenter de régler ça en toute discrétion. A défaut, c’est tout le système économique qui risque d’être à nouveau déstabilisé.  » Ce  » gendarme « , en effet, ne contrôle pas que les banques et les compagnies d’assurances, mais toutes les sociétés cotées en Bourse.  » S’il s’avérait qu’elle joue mal son rôle de gendarme, les risques d’une vraie crise  »systémique », affectant tous les secteurs économiques et financiers, seraient réels « , prévient notre interlocuteur. Bref, une commission d’enquête, en ces temps troublés, jetterait le trouble dans un marché perturbé et volatile. Pas vraiment le bon plan pour rassurer l’épargnant et recréer la confiance du consommateur. Et tant pis si la politique ne rime pas toujours avec la morale…

Pourquoi le PS, et lui seul, en a-t-il réclamé une ? Parce que les socialistes savaient pertinemment qu’elle ne verrait jamais le jour, en tout cas sous la forme d’une  » vraie  » commission d’enquête. Suggérer sa mise en place ne mangeait donc pas de pain.  » Les gens veulent des coupables, c’est populaire « , résume un député socialiste. Elio Di Rupo, président du PS, a été le premier à laisser entendre que des fautes auraient été commises par des proches de Didier Reynders ou, en tout cas, du MR. Rapide sur la balle, comme toujours, le libéral a tranquillement répliqué qu’il n’était pas contre le principe de pareille commission d’enquête. Et que, si l’un de ses proches présidait effectivement la Commission bancaire, Guy Quanden, gouverneur de la Banque nationale ( NDLR : partiellement responsable, elle aussi, du contrôle des banques), est, lui, tout à fait socialiste. De l’art de prouver la tranquillité de sa conscience et de rendre les coups sans prendre le moindre risque. Mais, assez rapidement, le MR, le CDH, le VLD et le CD&V ont, en ch£ur, enterré l’idée d’une commission d’enquête. Au nom de l’impérieuse nécessité d’un retour au calme sur les marchés.

Comment, dès lors, éviter qu’une telle crise se répète à l’avenir ?

C’est la question. Tous les partis politiques s’entendent là-dessus : c’est bien d’éteindre l’incendie, ce serait mieux de l’éviter à l’avenir. Une réforme en profondeur du système bancaire et de son contrôle s’impose. A l’échelon européen, idéalement, mais également dans la petite Belgique. On devrait en savoir davantage sur les intentions du gouvernement Leterme le mardi 14 octobre, date de la rentrée du Parlement fédéral et du discours très attendu du Premier ministre à la Chambre des représentants. Il se dit qu’une  » simple  » commission parlementaire pourrait être chargée de tirer les enseignements de la crise, à l’issue d’auditions réalisées  » dans les limites du raisonnable « . Et que de nouvelles règles de prudence devraient voir le jour. PS et CDH y vont déjà de leurs listes de propositions. On parierait volontiers sur le fait que, de leur côté, Didier Reynders et Yves Leterme planchent discrètement, et efficacement, sur le sujet.

Fera-t-on la lumière sur les res-ponsabilités ? Trouvera-t-on les coupables ?

En gros, on les connaît déjà. Les premiers responsables de la bérézina financière sont les administrateurs des banques. Ceux-ci ont pour mission de déterminer la stratégie et de contrôler le management, sur la base d’informations complètes et lisibles. Certains, pourtant, avouent ne rien avoir compris aux explications de Gilbert Mittler, ex-directeur financier de Fortis, lors du conseil d’administration sur le plan de financement d’ABN Amro.  » Mauvaise excuse ! s’étrangle l’avocat d’affaires Robert Wtterwulghe. Si les administrateurs ne comprennent pas, ils doivent exiger qu’on leur réexplique plus clairement. Ils peuvent aussi avoir recours aux services d’un consultant. Et, s’ils n’ont pas les compétences pour comprendre des montages financiers de plus en plus complexes, ils doivent décliner la mission.  » Plus facile à dire qu’à faire. Certains, en effet, collectionnent les mandats d’administrateur comme les jetons de présence. Et songent davantage à assurer leur pérennité dans le cercle fermé des affaires et de la haute finance qu’à défendre l’intérêt général.  » Ce sont des gens du sérail, ils ronronnent entre eux, accuse un spécialiste en matière de gestion. Certains siègent dans le conseil d’administration d’une dizaine de sociétés, en plus de celui d’une grande banque. Comment voulez-vous, dans ce cas, être vraiment efficace ? Ça prend du temps, d’être vigilant !  »

Et les patrons ?

De toute évidence. La crise est née de la volonté collective des patrons de banque de réaliser des profits gigantesques et rapides. Pour ce faire, certains n’ont pas hésité à accompagner un système devenu irrationnel, voire voyou. D’autres ont perdu le sens de la mesure et ont voulu rivaliser avec les plus grands financiers de ce monde : l’acquisition de la banque ABN Amro était, de toute évidence, une opération trop ambitieuse pour Fortis. Dans tout autre métier, ces patrons défaillants auraient été montrés du doigt avant d’avoir provoqué la perte de leur entreprise, et se seraient fait virer comme des malpropres. Pas chez ces gens-là. Les patrons de la finance incarnent la crème de la crème, autant dire l’Annapurna de l’élite. Nul n’ose donc trop dénoncer leurs pratiques. On l’a vu : même les  » gendarmes  » du monde de la finance que sont, normalement, les superviseurs de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA) peinent parfois à faire entendre leur voix dans le concert des propos lénifiants des grands patrons. Lorsque le pire est advenu, et seulement alors, les donneurs de leçons se déchaînent. Et tirent sur les ambulances. Un peu tard, malheureusement.

Le gouvernement ?

On l’a dit : dans les salons et autres  » cercles « , haute finance et politique se côtoient, se parlent, se respectent, se craignent, s’épargnent.  » Dans ces milieux-là, on n’échappe pas à l’endogamie « , résume un ex-vice Premier. Cela dit, les responsables politiques d’un Etat démocratique et moderne n’ont évidemment pas pour première fonction de s’occuper des comptes et des opérations bancaires. Ah bon ? C’est pourtant bien ce qu’a fait le gouvernement Leterme, ces derniers jours. Notamment pour ce qui concerne Fortis. Acte I : la direction de Fortis appelle à l’aide le politique. Lequel accepte d’y injecter de l’argent. Une assemblée générale des actionnaires aurait dû être convoquée pour entériner cette augmentation de capital. Impossible vu l’urgence. On se débrouille alors pour réaliser l’opération via une filiale, en l’occurrence Fortis Banque, qui n’est pas soumise aux mêmes obligations. Acte II : le gouvernement décide de céder les activités néerlandaises de Fortis à l’Etat batave. Les administrateurs, évidemment convoqués, laissent entendre qu’ils ont été mis devant le fait accompli. Acte III : l’essentiel des actifs qui restaient dans Fortis sont vendus à BNP Paribas. Là aussi, le gouvernement aurait agi en  » guide suprême « . Déjà, les avocats d’affaires et les sociétés de défense des actionnaires font savoir que l’intervention étatique, qui aurait nui aux intérêts des actionnaires, pourrait s’avérer illégale.  » Une commission d’enquête parlementaire, disposant des pouvoirs d’un juge d’instruction, serait peut-être de nature à effrayer les partenaires qui ont participé au sauvetage en urgence de Fortis et de Dexia « , déclarait Didier Reynders, aux premiers jours de la crise. On vous le disait : la réalité financière et politique ne colle pas toujours avec la morale…

I.Ph.

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