Pourquoi les riches triomphent

Sans complexe, sans frontières, sans adversaires, les riches mènent, plus que jamais, le monde à leur guise. Ils sont de plus en plus nombreux, surtout depuis le début du XXIe siècle. Leur victoire est financière mais aussi politique et idéologique. Dans un livre décapant, révélé en exclusivité par Le Vif/L’Express, Jean-Louis Servan-Schreiber décortique cette irrésistible ascension.

C’est une évidence tacite : les riches ont gagné. Partout dans le monde. Cela ne choque plus personne, ne suscite ni manif ni révolte. On s’en accommode comme d’un axiome incontournable. Depuis le début du siècle, les millionnaires sont de plus en plus nombreux. Selon le World Wealth Report 2013, réalisé par Capgemini, ils sont 12 millions sur la planète (soit 0,2 % de la population mondiale). On en comptait 82 600 en Belgique, soit 7,4 % de plus qu’en 2012. Une augmentation qui, malgré la crise, ne faiblit pas au fil des ans. Idem pour la croissance de leur patrimoine, bien plus performante que celle du PIB des pays développés.

Le journaliste et essayiste français Jean-Louis Servan-Schreiber (JLSS) a mené une enquête éloquente sur la montée en puissance de ces nouveaux riches (1). Il décrit celle-ci comme un symptôme du XXIe siècle, une époque marquée plus que jamais par les deux valeurs reines que sont l’argent et l’individualisme. Pour le patron du magazine Clés, les riches ont gagné,  » financièrement, mais aussi politiquement et presque idéologiquement « . Ils ont profité de la mondialisation, de la financiarisation de l’économie et de la révolution numérique. Le monde actuel est à leur échelle. Il leur appartient. Ils y sont chez eux. Ils ne s’en cachent plus. Ils n’ont même plus de complexe.

Ainsi, lorsqu’il y a quelques mois, le journaliste Ludwig Verduyn met à jour le palmarès des 200 Belges les plus riches, cela n’effarouche plus personne, alors qu’en 2000, lorsqu’il publia la liste pour la première fois, il reçut 180 lettres menaçantes, la plupart d’avocats lui enjoignant de ne pas mentionner leur client dans ce top 200. Quelle évolution en douze ans ! On connaît les coureurs en tête du peloton : familles d’AB InBev (25 milliards d’euros), Albert Frère (3 milliards), Colruyt (2,3 milliards), Lhoist (1,7 milliard), D’Ieteren (1 milliard)… Le patrimoine des 20 premiers représente près de 50 milliards d’euros, soit plus de 13 % du PIB belge.

Ces fortunes ont beaucoup enflé au cours de la dernière décennie. Rien que celle d’Albert Frère a été multipliée par douze depuis le début de ce siècle. Face à la forte hausse du nombre de millionnaires en Belgique, entre 2012 et 2013, Martin Dieussaert, de Capgemini, expliquait que c’était dû à l’explosion des valeurs boursières en Europe.  » Pour beaucoup de riches, la crise est déjà derrière eux « , ajoutait-il. C’est ce qu’explique l’économiste Thomas Piketty, dans son livre très remarqué Le Capital au XXIe siècle (Seuil) : pour lui, l’inégalité des richesses redevient la norme. Une tendance lourde surtout dans les pays occidentaux dont la croissance ne dépasse plus 1 à 1,5 %, alors que le rendement des capitaux, lui, tourne autour de 5 à 6 %.

Un risque pour la démocratie

La fracture s’élargit à nouveau, constate aussi Servan-Schreiber (lire son interview en page 38). Selon le coefficient de Gini – le baromètre qui fait autorité en la matière -, les inégalités de revenus se sont accrues presque partout dans le monde. En Belgique, elles n’ont augmenté que de 2 % depuis les années 1990. A ce niveau, notre pays reste l’un des moins inégalitaires de l’OCDE. C’est, par contre, beaucoup moins vrai en ce qui concerne la répartition du patrimoine. En avril dernier, une étude de la Banque nationale relevait que, si 10 % des ménages belges les plus aisés captent 36 % des revenus, ils détiennent 44 % de la richesse nationale, soit pas loin de la moitié. L’héritage reprend ainsi une importance économique qui devrait se renforcer dans les décennies à venir, ce qui n’est guère en faveur de la réduction des inégalités. Dans son dernier ouvrage justement intitulé Le Prix des inégalités, le Nobel d’économie Joseph Stiglitz parle de risque pour la démocratie.

Pourtant, la misère a globalement reculé dans le monde. Il y a à peine un demi-siècle, elle était encore dominante. La progression de la richesse mondiale (70 % depuis l’an 2000 !) a réduit rapidement la pauvreté. Pour la première fois de l’histoire, souligne JLSS dans son essai, la croissance économique surpasse celle de la démographie. Surtout dans les pays émergents – soit deux tiers de la population de la planète -, où le taux de fécondité des femmes a chuté, le niveau d’éducation progresse et la montée des classes moyennes est irrésistible. Ces pays sont en train de traverser leurs Trente Glorieuses. Mais, si les inégalités se réduisent entre nations, elles s’accroissent à l’intérieur de chacune d’entre elles. Justement parce que le patrimoine des riches augmente plus vite que la misère ne diminue.

Et, dans les pays occidentaux, l’arbitre traditionnel, à savoir l’Etat, est en haillons, endetté jusqu’au cou. Il ne peut plus garantir le maintien des acquis sociaux des années fastes. Même l’ascenseur social que constitue l’éducation est en panne. Selon les derniers chiffres d’Eurostat, en Belgique, seulement 24 % des enfants dont les parents ont eu un niveau d’éducation faible ont bénéficié d’un niveau d’éducation élevé, contre 76 % pour les enfants de parents avec un niveau d’éducation élevé. Interpellant. Pourtant, notre pays se situe au-dessus de la moyenne européenne.

L’égalité, un slogan creux

Depuis les années 1980, les riches semblent avoir pris leur revanche. Le communisme a fait faillite et la fin de la Guerre froide a consacré le libéralisme comme pensée unique pour l’ensemble de la planète. Il n’y a plus d’idéologie  » anti-riches « . L’égalité est devenue un slogan creux. Elle n’est plus politiquement prioritaire. Même en Chine, où 0,05 % de la population contrôle 40 % du patrimoine national, les dirigeants de la République populaire sont devenus adeptes du slogan  » Enrichissez-vous !  »

De toute façon, les gouvernements n’ont plus les moyens de s’opposer aux riches, constate le journaliste français. D’autant que la pauvreté ne pose plus vraiment problème. Tant que celle-ci ne dépasse pas 15 % de la population (14,6 %, en Belgique), elle n’est pas politiquement sensible. C’est le chômage qui, aujourd’hui, est devenu la menace sociale, au coeur de toutes les obsessions. Or les politiques ont besoin des riches car ce sont eux qui, au sein des grandes entreprises, créent de l’emploi. Une connivence de fait s’est installée entre les deux. Quant aux partis de gauche, ils se contentent, vaille que vaille, de conserver les acquis sociaux.

En se substituant à l’indigence budgétaire publique, les riches sont devenus des acteurs politiques puissants. Leur seul adversaire, c’est la fiscalité. Mais, ici encore, ils ont les moyens de résister, notamment au sein d’une Union européenne où la fiscalité nationale est dictée par la concurrence fiscale entre Etats, qui pousse, par exemple, Bernard Arnault ou Gérard Depardieu à s’installer en Belgique. Les riches n’ont pas de frontières. Si le secret bancaire disparaît en Suisse, ils vont placer leur fortune à Singapour. Même la régulation du secteur bancaire, qui paraissait inéluctable en 2008, s’est réduite comme peau de chagrin. Les riches ont aussi leur propre justice : en Belgique, ils bénéficient d’amnisties fiscales à répétition et, depuis peu, ils peuvent négocier une transaction pénale élargie avec le ministère public.

Dans son livre, Servan-Schreiber note, non sans une certaine ironie, que les riches servent encore de boucs émissaires politiques au moment des élections, mais de manière de plus en plus rhétorique. La polémique sur le salaire de Johnny Thijs, à la tête de bPost, et les réactions virulentes du patronat flamand, proche de la N-VA, en sont un bel exemple, à cinq mois du scrutin fédéral. Une polémique qui révèle, à sa manière, la victoire des riches. En effet, le salaire revu à la baisse des CEO de bPost ou de Belgacom (650 000 euros par an) ne sera pas si maigre que ça. Il sera encore vingt-cinq fois plus élevé que le salaire moyen d’un agent statutaire au sein d’une de ces entreprises publiques. Vingt-cinq fois !

(1) Pourquoi les riches ont gagné, par Jean-Louis Servan-Schreiber, éditions Albin Michel, 160p.

Par Thierry Denoël

 » C’est le chômage qui, aujourd’hui, est devenu la menace sociale, au coeur de toutes les obsessions  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire