Au sein du fameux "trio", Patokh Chodiev est, jusqu'ici, le seul à avoir été mis en examen, à Paris. © ANDREY RUDAKOV/GETTY IMAGES

Pourquoi Chodiev est mis en examen dans le Kazakhgate

Le Vif

Le milliardaire belgo-kazakh est dans la tourmente. Patokh Chodiev a été interrogé par la justice française avant d’être mis en examen, puis par la justice belge, qui ne l’a pas inculpé. Où en sont les enquêtes dans les deux pays ?

A l’issue de trois jours d’audition au quinzième étage du tribunal de grande instance de Paris, en bordure du périphérique dans le XVIIe arrondissement, la juge Aude Buresi a signifié à Patokh Chodiev sa mise en examen dans le dossier du Kazakhgate. C’était le 29 mai dernier. Il était à peu près 16 heures. Le temps était maussade dans la capitale française. Mais le ciel s’est soudain complètement noirci au-dessus de la tête du milliardaire belgo-kazakh qui a eu la désagréable sensation de revivre l’un des pires épisodes de son existence, tout juste dix-huit ans plus tôt, le 31 mai 2001.

Ce jour-là, à l’approche de la cinquantaine, le Belge le plus riche après Albert Frère s’était vu inculper, avec ses deux acolytes, du fameux  » trio kazakh « , d’association de malfaiteurs, de faux et de blanchiment d’argent, par le parquet de Bruxelles qui ajoutera, plus tard, les incriminations de corruption et d’impôts éludés. Voilà que le cauchemar recommence pour l’oligarque à la tête d’Eurasian Resources Group, une grosse multinationale industrielle et financière, basée au Luxembourg. D’autant qu’il est le seul des trois à être mis en examen.

Coup de pouce de l’Elysée

Chodiev a pourtant tout entrepris pour s’extirper du premier bourbier, en Belgique. A l’époque, l’inséparable  » trio  » (Patokh Chodiev, Alexandre Machkevitch et Alijan Ibragimov) était soupçonné d’avoir perçu une commission secrète de 55 millions de dollars, versée par Tractebel, pour avoir facilité la percée de la société belge au Kazakhstan au milieu des années 1990. Ce premier Kazakhgate débouchera, des années plus tard, sur un second Kazakhgate lorsqu’il apparaîtra que Chodiev et consorts ont bénéficié d’un solide coup de pouce de l’Elysée, alors occupé par Nicolas Sarkozy, pour échapper à un procès public en Belgique, handicapant pour leur business.

Coup de pouce qui avait fait l’objet d’un deal entre le président français et son homologue kazakh Nursultan Nazerbaïev, dont Chodiev est un proche. L’achat de 45 hélicoptères au groupe aéronautique franco-allemand Eads (aujourd’hui Airbus) était subordonné à la fin des soucis judiciaires belges du trio. Peu importe la manière ? Il est avéré que l’Elysée a mis sur pied une équipe chargée de défendre les Kazakhs en Belgique avec, à sa tête, une avocate de Nice, Catherine Degoul, et une éminence grise élyséenne, Jean-François Etienne des Rosaies. Ceux-ci ont recruté feu Armand De Decker, alors vice- président du Sénat belge.

Chodiev s’est fait attendre

La justice française a rapidement ouvert une enquête pour  » corruption active d’agent public étranger et sur des personnes chargées d’une fonction publique  » ainsi que pour  » blanchiment « . Elle soupçonne que De Decker ( » l’agent public étranger « ) ait été rétribué pour avoir facilité l’adoption par le Parlement belge de la loi sur la transaction pénale élargie. Laquelle a permis à Chodiev et à ses associés de négocier, à temps et à heure, une sortie honorable avec le parquet général de Bruxelles : soit le paiement d’une amende de 23 millions d’euros contre l’extinction des poursuites. La signature de cette transaction a eu lieu quelques semaines avant la concrétisation définitive du contrat hélicoptères franco-kazakh, au salon aéronautique du Bourget.

Chodiev nie avoir remis cinq millions d’euros, fin 2011, à Catherine Degoul, dans un hôtel de Zurich.

C’est dans le cadre de cette enquête que Chodiev s’est vu signifier sa mise en examen par la juge Buresi, il y a plus de trois mois. Celle-ci a tout de même eu beaucoup de mal à faire venir l’homme d’affaires dans son cabinet. Elle l’a invité à être entendu, fin 2017. Quelques mois plus tard, Chodiev a accepté, à condition que cela se fasse en Russie, où il réside, en justifiant son état de santé. Une demande d’entraide judiciaire a alors été envoyée, en juin 2018, à la Fédération de Russie qui a mis plus de cinq mois à répondre qu’elle ne pouvait donner suite à la requête française car, ayant la nationalité russe, Chodiev ne pouvait être entendu que sous le statut de  » simple déclarant « . Aude Buresi n’avait plus le choix, elle a rapidement décerné un mandat d’arrêt européen en demandant de le diffuser via le canal Interpol. Une mesure efficace puisque Patokh Chodiev a fini par se présenter devant elle en mai dernier.

Mis en examen pour blanchiment

L’homme a été interrogé pendant deux matinées successives puis une journée complète, en présence de ses avocats. Une très longue audition donc, sans concession, à l’issue de laquelle la magistrate s’est néanmoins montrée prudente : la mise en examen concerne uniquement le blanchiment  » de fraude fiscale et de tous crimes et délits « . Ce qui est visé ici, ce sont deux remises de sommes d’argent importantes en cash, soit 800 000 euros, fin 2010, dans un hôtel parisien, et cinq millions d’euros, fin 2011, dans un hôtel de Zurich (Suisse), à Catherine Degoul et Eric Lambert, employé par l’avocate pour diverses missions et, ici, pour véhiculer l’argent vers la France.

Par contre, pour les préventions de  » corruption active d’agents publics « , notamment étrangers, le Belgo-Russo-Kazakh a été placé sous le statut de témoin assisté. Selon le procès-verbal de son audition, les préventions visent les cadeaux ou paiements prodigués à Jean-François des Rosaies, à l’ancien conseiller de l’Elysée Damien Loras (qui chapeautait l’équipe Degoul-des Rosaies) et à l’ancien sénateur Aymeri de Montesquiou, pour que ceux-ci interviennent auprès des autorités belges afin que soit conclue une transaction judiciaire en faveur du  » trio « . Elles concernent aussi, toujours selon le PV judiciaire, le paiement d’Armand De Decker, via Catherine Degoul, pour qu’il facilite l’adoption de la loi belge sur la transaction élargie.

Le deal entre Sarkozy et Nazerbaïev, en 2009 : 45 hélicoptères contre une issue judiciaire favorable pour le
Le deal entre Sarkozy et Nazerbaïev, en 2009 : 45 hélicoptères contre une issue judiciaire favorable pour le  » trio « , en Belgique.© LIONEL BONAVENTURE/BELGAIMAGE

Une enquête difficile

En France, le statut de témoin assisté (par un avocat) est un statut intermédiaire entre celui de mis en examen et celui de simple témoin. Il est moins incriminant, mais peut changer en cours d’instruction si apparaissent des  » indices graves et concordants  » justifiant une mise en examen. En choisissant ce statut pour Chodiev dans le volet corruption, la juge d’instruction française, rompue aux enquêtes délicates (François Fillon, Sarkozy-Kadhafi, Bygmalion…), se montre avisée. D’autant qu’il existe une possibilité d’appel immédiat contre la mise en examen. Elle n’abat pas toutes ses cartes. Elle sait que son enquête, difficile, n’est pas terminée, bien que l’issue du dossier soit incertaine.

En effet, le volet  » corruption Airbus  » semble dans l’impasse. La justice française soupçonne l’entreprise aéronautique d’avoir versé une commission occulte de douze millions d’euros à l’ancien Premier ministre kazakh Karim Massimov, pour le contrat  » hélicoptères « . Et ce par l’intermédiaire de Chodiev et Degoul. Mais les enquêteurs n’ont pas trouvé la moindre trace de cet argent qui n’a peut-être finalement jamais été versé, Airbus ayant pu arguer face aux Kazakhs que la réussite de l’opération de sauvetage de Chodiev en Belgique constituait une contrepartie suffisante.

L’équipe de saint-bernards

Le volet belge semble également difficile à prouver. L’Elysée a bien monté une équipe de saint-bernards pour le  » trio  » inculpé dans le dossier Tractebel. L’ancien secrétaire général de la présidence française, Claude Guéant, l’a avoué devant les députés de la commission d’enquête parlementaire belge sur le Kazakhgate. En soi, c’est évidemment fort suspect, mais pas illégal. Quant à savoir si Armand De Decker a influencé le processus d’adoption de la loi sur la transaction pénale élargie, ni l’enquête française ni l’enquête belge ne semblent l’avoir démontré, malgré les soupçons.

Son nom n’apparaît sur aucun document officiel de la procédure judiciaire, avec ceux des autres avocats, et, alors qu’il a perçu au moins 540 000 euros, il n’a rédigé aucun relevé de prestations pour Chodiev à qui on aurait caché son intervention. Tout aussi étrange est sa visite au ministère de la Justice belge où il s’est présenté, selon le chef de cabinet et son adjointe, comme  » avocat de l’Elysée  » dans le cadre d’un marché aéronautique, avant de demander une injonction positive du ministre Stefaan De Clerck pour qu’une transaction soit proposée aux trois Kazakhs. On ne sait pas quand cette visite a eu lieu. Les souvenirs des uns et des autres sont flous. Dans l’enquête, des éléments laissent penser qu’elle pourrait se situer début avril 2011, quelques jours avant le vote de la loi au Parlement. Ce qui renforcerait le témoignage des chefs de cabinet. Ces éléments ne sont toutefois pas suffisants pour établir une manipulation du processus parlementaire.

La piste des cinq millions

Reste le volet du cash, le plus solide. Selon l’enquête française, 800 000 euros ont été remis en espèces dans une sacoche par le chauffeur de Chodiev à l’hôtel Bristol de Paris, en novembre ou décembre 2010, visiblement pour des Rosaies. C’était quelques jours après la signature de l’accord  » hélicoptères  » entre Sarkozy et Nazerbaïev. Ensuite, cinq millions d’euros ont été remis en coupures de 500 dans des enveloppes kraft, dans une chambre de l’hôtel Hyatt de Zurich, à Degoul et son homme de main Lambert, le 11 décembre 2011. Trois jours plus tard, l’avocate écrivait à Claude Guéant :  » Les clients ont plié.  » Ce qui intrigue les enquêteurs français est de savoir dans les mains de qui cet argent est finalement tombé.

Lorsqu’il a été interrogé par Aude Buresi, Patokh Chodiev s’est défendu en disant que tout cela était pure invention et qu’il était de toute façon impossible de retirer plus de 100 000 euros en espèces dans une banque parisienne sans que celle-ci prévienne la police. Quant à la rencontre avec Degoul à Zurich, il ne la nie pas, mais explique qu’il y a été pour menacer l’avocate de la poursuivre si elle ne cessait ses demandes pressantes de paiements d’honoraires supplémentaires. Il a aussi expliqué que retirer cinq millions cash en Suisse était impossible, sous peine de voir débarquer la police. Or d’autres affaires, en 2011, ont prouvé qu’il y avait toujours moyen de s’arranger avec les banquiers helvètes…

Devant la Commission Kazakhgate, en mai 2017, Claude Guéant avait avoué la mise sur pieds d'une équipe pilotée depuis l'Elysée pour aider Chodiev et ses deux associés.
Devant la Commission Kazakhgate, en mai 2017, Claude Guéant avait avoué la mise sur pieds d’une équipe pilotée depuis l’Elysée pour aider Chodiev et ses deux associés.© BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE

Enquête belge enterrée ?

Les limiers français s’accrochent à cette piste, d’autant que les témoignages de Catherine Degoul et Eric Lambert contredisent ce que Chodiev allègue. Selon eux, il y a bien eu une remise de cinq millions à Zurich. Mais la destination de cette somme reste un mystère. Pour l’avocate, c’est des Rosaies qui a organisé l’opération et réceptionné la somme. Pour ensuite la distribuer à qui ? Eric Lambert, lui, soutient l’avoir transportée jusqu’à Nice, au cabinet de Degoul. La juge Buresi n’a, à notre connaissance, pas réentendu ce dernier pour le confronter aux traces laissées par ses transactions dans les stations-service où il s’est arrêté en quittant l’hôtel Hyatt et qui montrent qu’il n’a pas pu aller à Nice.

Pour le reste, les Français ne pourront plus compter sur l’enquête belge pour avancer. L’instruction menée par le parquet général de Mons semble ne pas devoir survivre à la disparition d’Armand De Decker, le 12 juin dernier. Le libéral ucclois apparaissait comme le principal acteur du dossier côté belge. Il en était, jusqu’ici, le seul inculpé. Le parquet général s’apprêtait, semble-t-il, à demander son renvoi devant un tribunal. Il fallait auparavant encore entendre Chodiev. Ce qui a été fait dans la foulée de l’interrogatoire français. Le milliardaire a été entendu le 22 juin dernier par les enquêteurs montois, soit dix jours après le décès de De Decker. Une audition courte qui n’a rien donné, selon nos informations.

Dans ce contexte, pas certain donc que Jean-François Godbille soit encore inquiété. L’avocat-général bruxellois, qui a eu à connaître à diverses occasions le dossier Tractebel, est suspecté de corruption passive, depuis la révélation du don de 25 000 euros que son asbl scoute a reçu de Catherine Degoul, début 2012, via la fondation de la princesse Léa. Dans la procédure française, Godbille fait d’ailleurs partie des agents publics étrangers du volet corruption. Devant la juge Buresi, Chodiev a assuré ne rien savoir de ce versement.

On sait, par ailleurs, que l’avocat-général a aussi pris un café avec Catherine Degoul, à Bruxelles, peu de temps après la signature de la transaction. Cela fait beaucoup pour un magistrat de son niveau… L’enquête montoise est en tout cas terminée, a-t-on appris au parquet général. Elle sera transmise, d’ici à la fin de l’année, à la Cour de cassation qui avait transféré le dossier de Bruxelles à Mons, en mars 2017, après les révélations concernant Godbille, vu que le magistrat est bruxellois. Nous avons contacté Me Vanderveeren, l’avocat belge de Patokh Chodiev, pour solliciter une réaction de son client. Jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucune réponse.

Par Thierry Denoël, avec Marck Eeckhaut (De Standaard) et Louis Collart (Le Soir).

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