Pourquoi avoir peur des jeunes ?

Certains politiques continuent de s’alarmer. Pourtant, la criminalité juvénile n’explose pas. Comme le montre la dernière enquête de délinquance autorévélée (ISRD) de l’ULg, dont Le Vif/L’Express publie les résultats en exclusivité.

La délinquance des jeunes est un thème de prédilection chez les politiques. Surtout en campagne électorale. Comme ses prédécesseurs, le ministre de la Justice Stefaan De Clerck (CD&V) en a fait un de ses chevaux de bataille. Avant le scrutin de juin, le MR, lui, pointe du doigt ces délinquants  » de plus en plus jeunes et de plus en plus violents  » qui instaurent un climat de peur. Dans les faits, le nombre de places fermées pour mineurs délinquants ne cesse d’augmenter. Il passera de 85 à 120 au cours de cette année, dans les établissements de la Communauté française. Et, en 2012, la capacité des centres fédéraux fermés, comme Everberg, aura triplé.

Mais sur quoi se fondent les responsables politiques pour décider d’augmenter le recours à l’enfermement des jeunes ? Essentiellement, sur des impressions personnelles des professionnels de la justice. Car, objectivement, la délinquance juvénile est un phénomène mal connu, en raison du vide statistique quasi légendaire en Belgique. Pour mieux approcher de la réalité, les enquêtes de délinquance autorévélée représentent une alternative intéressante. Celles-ci consistent à interroger les jeunes eux-mêmes sur leur propre comportement délinquant.

Avec leurs propres ressources (ce qui illustre une fois de plus le caractère chiche du financement de la recherche universitaire, tant au niveau fédéral que régional), l’université de Liège et l’université de Gand ont mené deux vagues de l’enquête ISRD ( lire l’encadré ci-contre) : en 1992 et en 2006. Deux études sur quinze années d’intervalle, cela permet une comparaison intéressante. A l’ULg, Claire Gavray vient de terminer l’exploitation des données 2006, récoltées auprès de 2 349 élèves des trois premières années de l’enseignement secondaire. Le Vif/L’Express a pu se pencher dessus en exclusivité.

 » La tranche d’âge de l’échantillon de 2006 est plus comprimée que dans le panel de 1992, qui concernait les 14-21 ans, donc aussi des jeunes qui avaient quitté l’école, prévient toutefois la sociologue. Cela restreint les possibilités de comparaison. Par ailleurs, dans certaines classes, surtout dans les écoles professionnelles, il manquait parfois une partie des élèves. Les résultats ont été pondérés afin d’offrir la meilleure représentation possible des élèves interrogés.  » Ces réserves émises, les résultats de la recherche fourmillent d’enseignements dont les politiques feraient bien de s’imprégner.

Délinquance stable. Le premier constat, lorsqu’on compare les deux études, est que les jeunes Wallons ne déclarent pas davantage, aujourd’hui qu’hier, d’actes violents (37 %), de vols (28 %), de consommation de drogues dures (près de 7 %). Les différences entre 1992 et 2006 ne sont guère significatives et ne permettent pas la moindre conclusion alarmiste. Les chiffres wallons sont également très proches des résultats flamands.

Cela dit, beaucoup de jeunes ont déjà testé la consommation d’alcool ou de drogue et manifesté des actes violents (dans le cadre de bagarres de groupe, avant tout).  » Cela ne veut pas dire qu’ils le font régulièrement, ainsi que le démontrent les chiffres concernant les comportements délinquants dans une période plus récente, éclaire la chercheuse de l’ULg. Pour le reste, ces expériences font partie, pour la majorité des jeunes, du processus adolescent, comme nous l’avons tous vécu. « 

Les filles boivent et se droguent autant que les garçons. De manière générale, et ce n’est pas nouveau, les filles sont plus calmes que les jeunes hommes. Elles déclarent moitié moins d’actes violents. L’enquête révèle, par ailleurs, qu’elles restent plus surveillées dans leurs sorties et qu’elles passent moins de leur temps libre dans un groupe d’amis. Elles semblent, par contre, pratiquer plus que les garçons le vol à l’étalage. Une exception déjà observée, il y a quinze ans.

On note aussi que, même s’il reste grand, l’écart s’est un peu resserré, en 2006, en ce qui concerne le port d’  » armes  » (bâton, couteau, bombe flash, chaîne…) destinées à attaquer ou à se défendre : 18 % pour les sondés et près de 5 % pour les sondées. Mais la vraie nouveauté est qu’en matière de consommation d’alcool et de drogues, les filles ont rejoint les garçons, en quinze ans. Il n’y a presque plus de différences entre les deux sexes. Ce type de comportement semble s’être conjointement banalisé.

Ecoles professionnelles plus exposées ? La dernière étude ISRD permet de comparer les types d’enseignement. L’absentéisme se constate davantage dans les écoles professionnelles (53 %) que techniques (29 %) et générales (9 %). La violence, surtout celle des garçons, est considérée comme plus  » naturelle « , de  » bonne guerre « , par les jeunes qui ne font pas partie des classes d’enseignement général. Ceux-ci passent d’ailleurs plus souvent à l’acte. Ils risquent aussi davantage de s’enfoncer dans la délinquance. En effet, les élèves de technique mais surtout de professionnel avouent plus que les autres avoir déjà commis plusieurs sortes de délits.

Faut-il stigmatiser ces deux filières pour autant ?  » Pas du tout ! s’insurge Claire Gavray. Ce n’est pas l’enseignement qui explique ces différences, mais plutôt la concentration de populations plus variées, plus précarisées et plus stigmatisées dans ces sections. Le capital social joue au niveau du risque du passage à l’acte et c’est surtout vrai pour les garçons. Par exemple, ceux de l’enseignement professionnel ou technique n’ont pas les mêmes loisirs structurés, ne fréquentent pas les mêmes institutions culturelles que ceux du général. Ils se retrouvent davantage en rue, lorsqu’ils ne sont pas à l’école. Il ne faut pas voir dans ces circonstances le reflet d’une classe sociale, mais plutôt d’une condition sociale et des modes de vie qui y sont liés, surtout quand les opportunités d’avenir s’assombrissent. « 

Des jeunes en manque de sécurité. Autre constat édifiant : les élèves qui suivent l’enseignement professionnel se disent moins confiants en l’avenir et en leurs profs que ceux de l’enseignement général. Dans ce groupe, les adolescents connaissent davantage de difficultés scolaires, familiales et relationnelles, et ce de manière plus aiguë. Ils ont avant tout besoin de sécurité affective.  » Une autre enquête que nous avons effectuée, début 2007, auprès de professeurs de secondaire le confirme : dans certains cas, le travail des profs consiste plus à accompagner le jeune qu’à le préparer à une profession. C’est surtout vrai en professionnel et technique « , explique encore la sociologue.

Les enseignants évoquent l’importance pour ces jeunes de trouver des adultes de référence. Selon eux, la meilleure prévention de la délinquance consiste à investir, au cas par cas, dans les relations interpersonnelles et, selon leur propre terme, à  » adoucir  » les difficultés culturelles et sociales de certains élèves, notamment en leur donnant accès à des lieux et des outils de développement personnel. C’est dire si ces ados ne sont pas vraiment maîtres de leur histoire, voire de leur comportement. Mais ce discours-là est bien plus compliqué à tenir en politique. Surtout en campagne.

THIERRY DENOËL

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