PORTRAIT Marianne Blume

« L’injustice faite à un peuple m’a toujours semblé insupportable. » On ne compte que trois Belges dans la bande de Gaza. Marianne Blume est la plus connue d’entre eux

De notre correspondant

Lorsqu’elle a commencé à enseigner le français à Orp-le-Grand au début des années 70, la petite-fille d’Isabelle Blume, ancienne députée socialiste et ex-dirigeante du parti communiste belge, n’imaginait sans doute pas qu’elle poursuivrait un jour sa carrière à l’université el Azhar de Gaza. Un métier qu’elle partage d’ailleurs avec Jean-Pierre Gaudier, un autre coopérant belge perdu au milieu d’un million deux cent mille Palestiniens dont la plupart sont plus préoccupés par leurs problèmes de subsistance que par les subtilités de la langue de Molière.

Pourtant, Marianne Blume ne regrette pas cette aventure qui lui permet, dit-elle, « de vivre les choses de l’intérieur au lieu de les voir dans les informations télévisées ». Tout sourire et bien dans sa peau, la prof se dit « heureuse d’avoir pu prendre un peu d’air » hors de la Belgique pour dispenser son savoir à quelque 90 Gazaouites, dont la plupart « sont devenus des amis ».

« Je revois souvent les anciens étudiants que j’ai connus depuis mon installation à Gaza, en 1995, raconte-t-elle. Ils m’invitent régulièrement chez eux, un peu comme si je faisais partie de la famille. » Elle ajoute : « Vous savez, les Palestiniens sont gentils, accueillants et curieux de l’étranger, car les touristes sont franchement rares dans ce coin. »

Militante au sein de l’Association Belgique-Palestine depuis la fin de ses études à l’ULB, correctrice des informations en français des radiotélévision palestinienne, ex-permanente du Comité national pour la paix et le développement (CNAPD), Marianne Blume ne fait pas mystère de ses opinions. « Dans une famille politiquement engagée comme la mienne, personne n’a jamais eu droit à l’indifférence. D’autant que ma mère et mes grands-parents maternels ont été déportés dans les camps nazis, ce qui m’exonère de toute culpabilité vis-à-vis du génocide, assène-t-elle. Lorsque j’étais petite et que les journaux parlés évoquaient telle ou telle grève, nous les écoutions religieusement pour commenter ensuite l’événement. Plus tard, le problème palestinien m’a passionnée. Surtout depuis l’écrasement des armées arabes par Israël durant la guerre de Six Jours, en juin 1967. Je me souviens qu’on montrait alors des dizaines de milliers de paires de bottines abandonnées dans le désert, par les soldats arabes, durant leur déroute, prétendument « pour courir plus vite ». A l’époque, cela m’avait choquée car je n’aime pas qu’on méprise les gens comme cela. »

Marianne Blume ne se veut pas communiste au sens où l’était sa famille, qui a participé à la fondation du PCB, mais elle proclame qu’elle « ne renie rien de son héritage progressiste ». « Quand je vois ce qui se passe ici, je me dis que j’ai eu raison de faire ce que j’ai fait, parce que c’est une guerre coloniale qui se déroule quotidiennement sous mes yeux. Cela vaut la peine d’en témoigner. »

La vie n’est pas facile à Gaza, même si l’enseignante, qui parle correctement l’arabe, est privilégiée par rapport aux autochtones. Il y a l’Intifada et les bombardements israéliens, bien sûr, mais également cette impression de vivre en vase clos dans un territoire entouré de barbelés, et dont toutes les entrées et les sorties sont contrôlées par l’armée israélienne. « Parfois les soldats me laissent facilement sortir, parfois non. Il y a des jours où il faut discuter pour forcer le passage, et d’autres où cela ne sert à rien, tant les ordres sont stricts. Cela dépend de la tension du moment. Le tout, c’est de garder son calme en toutes circonstance, même si leur arrogance me fait souvent bouillir… »

Les soldats israéliens sont partout dans la bande de Gaza. Sur les routes principales qu’ils occupent avec leurs blindés, sur la mer et dans les airs, où des « drones » (des avions d’observation sans pilote) tournent sans arrêt. Quant aux coopérants, certains ont du mal à supporter le bruit de ces moteurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la nervosité permanente de la population locale, les bombardements sporadiques, les tirs pendant la nuit et ces rumeurs alarmistes circulant à chaque instant. Plusieurs d’entre eux ont préféré rentrer chez eux au bout de quelques mois. Les autres se serrent les coudes. Marianne Blume, elle, évacue le stress d’une manière qu’elle n’aurait peut-être pas imaginée en Belgique : sur scène, dans la troupe du Theater of everybody, dont elle est l’une des collaboratrices. Au programme: des pièces qui parlent de la violence familiale (aussi développée dans les territoires palestiniens qu’en Israël) ou du travail d’ouvrier journalier dans l’Etat hébreu. Des spectacles basés sur l’improvisation et la participation du public, et conçus avec l’aide ponctuelle du metteur en scène belge Philippe Dumoulin (du théâtre Le Public, à Bruxelles).

Un délassement ordinaire ? Pas à Gaza, où la vie culturelle est, disons, « limitée » et où le cinéma n’existe presque plus. De toute façon, pour le moment, la situation des Palestiniens est telle qu’ils n’ont pas la tête à aller au spectacle. Et, s’ils l’avaient, ils n’auraient pas les moyens de s’offrir les billets. « Heureusement, il y a d’autres moyens de meubler ses soirées, raconte la coopérante. Les Gazaouites aiment recevoir. Ils se rendent souvent visite pour discuter autour d’une tasse de café noir. Ce qu’il y a de bien ici, c’est qu’on n’a pas de mal à nouer des contacts. »

A priori, être sympathisante communiste dans une société aussi traditionaliste que celle de Gaza doit procurer quelques désagréments. Pas pour Marianne Blume, qui semble évoluer là-bas comme un poisson dans l’eau. « A Bruxelles, j’ai appris à connaître le monde arabe en militant dans les associations et en enseignant le français aux immigrés. Je n’ai donc pas vraiment subi de choc culturel en arrivant ici. Je connaissais déjà la situation et un peu le terrain, puisque j’avais séjourné brièvement en Palestine durant la première Intifada, il y a une dizaine d’années. En fait, ma seule véritable surprise a été de constater que, du fromage blanc à la peinture à l’huile, tous les produits en vente dans les territoires palestiniens sont fabriqués en Israël, alors que je m’étais jurée de ne jamais acheter ces choses-là! Mais, pour le reste, on s’adapte vite, car les gens vous respectent et ils vous le montrent tout le temps. »

De fait, en suivant Marianne Blume durant quelques heures, on oublie de compter – tant ils sont nombreux – les coups de fil de ses amis palestiniens qui s’inquiètent de savoir si elle a réussi à passer tel ou tel barrage israélien, si elle n’a rien entendu dire au sujet de tirs qui se seraient produits dans son quartier. Des marques d’intérêt qui montrent combien sa présence est appréciée. « C’est vrai qu’il serait beaucoup plus facile de vivre tranquillement en Belgique, explique cette célibataire, mère d’une fille adoptive âgée de 32 ans et grand-mère de trois gamins restés au pays. Mais est-ce que cette vie ne serait pas un peu vide ? Ici, c’est le contraire. On vit tous les jours des choses fortes. C’est ce qui me plaît. »

Serge Dumont

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