Portrait de familles

Qui sont les juifs de Belgique? Quels grands courants traversent cette communauté? La Belgique est-elle un pays antisémite? L’analyse lucide et sans concessions de l’historien Jean-Philippe Schreiber, professeur à l’ULB

Le Vif/L’Express: Depuis quand des juifs vivent-ils en Belgique?

Jean-Philippe Schreiber: On trouve des signes de leur présence depuis le XIIIe siècle. Au XVIe, des juifs, que l’Inquisition veut forcer à la conversion au Portugal et en Espagne, gagnent la ville d’Anvers. En 1830, à la naissance de la Belgique, on compte environ 3 000 juifs. Ils sont 10 000 en 1900. L’immigration juive provient alors essentiellement des pays avoisinants, et un judaïsme aux forts accents libéraux tient les rênes du Consistoire, l’organe officiel de représentation de cette communauté.

Quand la communauté juive a-t-elle commencé à ressembler à celle que nous connaissons aujourd’hui?

Dès le début du XXe siècle, l’arrivée des juifs d’Europe de l’Est modifie la donne. On assiste alors à l’émergence d’un judaïsme en dehors des structures religieuses. Ainsi, le mouvement sioniste s’implante très tôt parmi les juifs, dès 1897. Entre les deux guerres, il devient clairement le courant dominant de la communauté, mais une gauche non sioniste s’exprime également. En fait, l’entre-deux-guerres est marqué par un véritable foisonnement culturel, politique et religieux. La communauté juive expérimente un pluralisme jamais connu précédemment, y compris avec un processus d’acculturation qui la rapproche des immigrations italiennes ou espagnoles d’après-guerre. En 1939, on compte de 60 000 à 70 000 juifs en Belgique, sans inclure les réfugiés du IIIe Reich, arrivés dès 1933.

Que se passe-t-il après la Seconde Guerre mondiale?

Incontestablement, le sionisme devient un courant de pensée déterminant pour cette communauté. Avec la création d’Israël, en 1948, même les juifs qui n’avaient de leur judaïsme qu’une conception privée, c’est-à-dire une identité religieuse sans autre allégeance communautaire, deviennent en grande majorité sionistes ou manifestent une grande proximité avec l’Etat hébreu.

Ce sentiment s’est encore accru en 1967. En effet, la guerre des Six Jours constitue un moment psychologique fondamental pour comprendre le paysage communautaire actuel et les réactions de ses membres. A ce moment-là, face aux menaces des pays arabes, la peur d’une disparition possible de cet Etat ou le sentiment qu’Israël est en danger de mort sont vécus comme une deuxième catastrophe historique possible après la Shoah. On assiste alors à la cristallisation d’une adhésion très forte à Israël et à un engagement d’un certain nombre de juifs restés jusqu’alors très tièdes.

En fait, le sentiment d’inquiétude pour l’Etat hébreu est vite apaisé, grâce à la rapide victoire de l’armée israélienne. Mais, à partir de ce moment-là, le rapport à Israël a définitivement changé: ce pays devient une préoccupation centrale de la communauté. Il faudra attendre la guerre du Liban, en 1982, pour qu’apparaisse vraiment la structuration d’une voix critique envers l’Etat hébreu.

En ce début du XXIe siècle, à quoi ressemble la communauté juive?

Anvers et Bruxelles rassemblent une grande partie de ses membres. La communauté anversoise ne peut être réduite au seul grand courant orthodoxe, mais elle est cependant plus conservatrice que celle de Bruxelles, elle comporte moins d’expressions de pluralisme et fait preuve d’un assez grand unanimisme dans son soutien à Israël.

Dans la capitale, le judaïsme institutionnel se partage entre deux ou trois tendances: une partie se réclame d’un soutien inconditionnel à l’Etat d’Israël, une autre, plus à gauche, milite pour la création d’un Etat palestinien. La frange très critique envers l’Etat hébreu et marquée par le courant libre exaministe reste très minoritaire: le reste de la communauté ne se reconnaît pas dans ce segment qui s’est d’abord opposé à l’existence d’Israël puis à sa politique envers les Palestiniens.

La Belgique est-elle un pays antisémite?

Soyons clair: en Belgique, la place des juifs n’a jamais fait l’objet d’un débat public ou d’un enjeu social, comme cela a pu être le cas en Allemagne ou en France, lors de l’affaire Dreyfus. La présence et les particularismes de cette communauté n’ont jamais été remis en cause. Cela ne signifie pas que des manifestations d’antisémitisme n’ont pu se produire. Dans les années 1930, le courant xénophobe s’est exprimé largement contre les juifs, qui constituaient la première filière d’immigration de l’époque et l’antisémitisme d’extrême droite existait aussi avant-guerre. Des stéréotypes antijuifs ont également été portés par l’Eglise jusqu’à Vatican II et une certaine forme de prévention à l’égard des juifs a traversé notre société: c’est ce qu’on pourrait qualifier d’antisémitisme « traditionnel ». Mais, globalement, et excepté quelques notables manifestations de violence, depuis plus de cinquante ans, les juifs ont été à l’abri en Belgique, et leur présence n’a jamais fait l’objet du moindre débat.

Un bon point, donc, pour la Belgique?

Oui, avec, toutefois, une petite réserve: comment expliquer la place démesurée accordée dans la presse de notre pays à Israël (et j’exclus ici les récents événements), à sa vie politique, sociale, culturelle et aux réactions des juifs de Belgique à ce propos? Je n’ai pas de réponse à cela, sinon quelques pistes d’explications: Israël et le peuple juif interrogent les consciences belges et européennes chez leurs admirateurs comme chez leurs contempteurs. Il existe une sorte de fascination dans un rapport amour/haine envers ce pays, envers la pérennité du peuple juif et l’identité spécifique des juifs. En effet, même pleinement intégrés, ils continuent à cultiver « une double allégeance ». Or ce point constitue une belle interrogation pour une Belgique qui, de compromis en compromis, ne parvient pas, non plus, à se choisir un modèle.

De nombreux juifs expliquent qu’ils savent pertinemment qu’ils ne vivent pas dans un Etat antisémite. Mais ils dénoncent un regain de manifestations antisémites dans la population. Qu’en pensez-vous?

Il est encore difficile d’en juger et d’évaluer ce sentiment. Je remarque cependant que, à force d’insister sur leur soutien à Israël, l’establishment juif et tous ceux qui se proclament ses représentants peuvent susciter, à tort ou à raison, un amalgame entre tous les juifs et Israël. Cela dit, une des caractéristiques de nos sociétés, c’est qu’elles ne sont jamais vaccinées contre les préventions antijuives. A tout moment, les caricatures, les mots, les rappels blessants de partis pris séculaires peuvent resurgir. Ces stéréotypes font partie de notre héritage. Or, actuellement, on peut se demander si les tabous qui ont marqué l’Europe depuis 1945 ne sont pas en train de tomber…

Entretien: Pascale Gruber

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