POLITIQUE

La Belgique est une terre de paradoxes. Alors que le feu communautaire couve, Flamands et francophones pourraient prochainement rouvrir le dossier délicat de la collaboration et de la répression durant les années 30 et 40. Aux racines du mal belge

Il est de ces coups d’accélérateur de l’Histoire dont on ne mesure pas immédiatement l’ampleur, ni la direction exacte. La présence d’un ministre à une réunion de nostalgiques du nazisme aurait pu causer une crise fatale au gouvernement arc-en-ciel. Mais Johan Sauwens (Volksunie), ministre flamand des Affaires intérieures, a été poussé à la démission. Et la réaction des partis démocratiques flamands – hésitants d’abord, fermes ensuite – s’est soudain gonflée de vertus rédemptrices. Otage du Vlaams Blok, contaminée par le virus de l’extrême droite, la Flandre politique s’est imposé un sursaut inespéré, rejetant brusquement une telle compromission. Au Parlement nordiste, le chef du gouvernement régional, Patrick Dewael, a pointé l’index sur ces « fascistes » du Blok qui tirent certaines ficelles du jeu politique. Tandis que le Premier ministre fédéral, Guy Verhofstadt, s’est fait le chantre de la lutte contre la « peste brune », bien trop timide jusqu’à ce jour (lire l’encadré p.14). Mais la surprise est venue de Louis Michel, le leader francophone de l’exécutif. En des termes nuancés, le vice-Premier ministre PRL vient d’engager une large réflexion sur le passé de la Belgique, rouvrant au passage l’une des cicatrices les plus douloureuses de son Histoire: plus de cinquante ans après les faits, jamais le monde politique belge n’a osé s’interroger sereinement sur la période trouble de la collaboration avec l’occupant allemand, suivie d’une répression aveugle pour les uns, insuffisante pour les autres. Dès le mois prochain, le Parlement flamand organisera un colloque sur la question. Les députés francophones, eux, semblent plus timides. Le chemin vers l’impossible « réconciliation » reste parsemé d’embûches…

Pourtant, les tentatives n’ont pas manqué. En 1977, le Premier ministre Leo Tindemans (CVP) avait vainement suggéré un geste d’apaisement. En 1990, c’est le roi Baudouin en personne qui se risquait sur ce terrain hautement délicat. Quatre ans plus tard, Albert II, son frère, prenait le relais. Peu de temps après sa montée sur le trône, en effet, le souverain actuel reprenait les propos de son prédécesseur, à la virgule près: « Dans le cadre de la pacification entre les communautés, les mesures qui peuvent contribuer à la réconciliation entre les concitoyens doivent être étudiées. » Prônait-il l’amnistie ou d’autres « mesures » moins symboliques, plus concrètes? Parmi celles-ci, les historiens et les politologues pointent régulièrement l’élargissement du champ d’application de la loi dite Vermeylen. Adoptée en 1961, sous la houlette du ministre socialiste Pierre Vermeylen, cette loi prévoyait la réhabilitation – sur demande – des collaborateurs condamnés à des peines de moins de cinq ans. Quoi qu’il en soit, Albert II ne s’est pas aventuré plus loin sur ce terrain glissant. Jean-Luc Dehaene, non plus. D’aucuns avaient imaginé une initiative du Premier ministre de l’époque, à l’approche du cinquantième anniversaire de la Libération. Il n’en a rien été.

Bien au contraire, le décret Suykerbuyk, adopté au Parlement flamand en 1998, allait complètement figer les positions. Du nom d’un député CVP, farouche partisan de l’amnistie des faits délictueux commis durant la guerre, le texte en question avait été adopté par une majorité alternative réunissant les sociaux-chrétiens du CVP, les nationalistes de la Volksunie et les extrémistes du Vlaams Blok. Un véritable brûlot, descendu en flammes par les associations d’anciens combattants et l’ensemble de la classe politique francophone: le décret en question visait à indemniser, de la même manière, les victimes de la guerre et celles de la répression. Les résistants et les collaborateurs, donc. En 1999, toutefois, la Cour d’arbitrage se chargeait d’annuler l’initiative flamande, arguant qu’il s’agissait là d’une compétence fédérale. Pour seul résultat tangible, l’affaire Suykerbuyk – une maladroite tentative d’imposer une amnistie déguisée – n’avait fait qu’élargir le fossé d’incompréhension entre Flamands et francophones.

Dès la fin de la guerre, toutes ces questions délicates ont été dévoyées à des fins politiques. Au fil du temps, les réalités de la collaboration et de la répression ont ainsi été complètement brouillées. De part et d’autre de la frontière linguistique, les stéréotypes l’ont emporté sur l’effort de compréhension mutuel. « La marge de manoeuvre pour une discussion sereine est forcément réduite », commente l’ancien ministre SP Freddy Willockx, qui, discrètement, s’échine à rapprocher les points de vue.

« Certains mythes ont la peau dure, résume l’historien gantois Bruno De Wever. Pour la classe politique et la presse francophones, il existe un trait d’union entre la collaboration, le Mouvement flamand et la Flandre. Les uns sont immanquablement associés aux autres. A l’inverse, les leaders wallons ont valorisé leur lien avec la résistance. Mais la lecture des statistiques devrait inciter à davantage de nuances. Proportionnellement, on recense autant de condamnations pour des faits graves de collaboration dans les rangs flamands et francophones. Et il en va de même pour le décompte des volontaires belges sur le front de l’Est. » Comme le Louvaniste Luc Huyse, De Wever fait partie de cette nouvelle génération d’historiens, de juristes ou de politologues qui a lentement ouvert les yeux de la Flandre sur son « vrai » passé. Longtemps, depuis les tabous de la « question royale », la société flamande a été partiellement aveuglée par une vision romantique de l’engagement de jeunes nationalistes sous les armes des Waffen SS: comme si leurs seules motivations étaient la lutte contre le communisme et le combat pour l’émancipation de la Flandre! Or, même si elles n’ont été acceptées qu’avec réticence au nord du pays, des recherches précises ont par exemple démontré le caractère résolument fasciste du Vlaams Nationaal Verbond (VNV), le principal mouvement de collaboration en Flandre. D’autres études chiffrées prouvent que les condamnations d’après-guerre n’ont pas été systématiquement plus sévères au nord qu’au sud du pays: il n’y a pas eu de volonté délibérée d’éliminer le Mouvement flamand.

« Il faut aller plus loin encore. Réaliser des études de motivation sur la collaboration. S’interroger sur le vécu réel des victimes de la répression. Analyser rigoureusement les perceptions différentes entre le nord et le sud du pays, estime l’historien francophone José Gotovitch, directeur du centre d’étude et de documentation Guerre et sociétés contemporaines. Depuis la fin des années 70, les historiens flamands et francophones ont réalisé un travail formidable, atteignant d’ailleurs un bon niveau de consensus. Les hommes politiques et les médias n’ont pas suffisamment tenu compte de leurs avancées. Trop souvent militants ou partisans, les comportements politiques sont restés déterminés par les stéréotypes. » Illustration récente: la sortie du libéral Louis Michel a rapidement provoqué l’effroi des autres partis francophones. Sans que Michel ait explicitement utilisé le mot interdit, on l’a suspecté de s’aventurer en solitaire sur les sables mouvants de l’amnistie.

Aujourd’hui, une réflexion sereine pourrait-elle être entamée dans les milieux politiques, où l’on chuchote que la cure d’opposition du CVP, mis à l’écart, pourrait faciliter les choses? Depuis quelques mois, le bourgmestre de Sint-Niklaas (Anvers), Freddy Willockx, tente de multiplier les passerelles entre les leaders politiques du Nord et du Sud, entre le Mouvement flamand et les associations patriotiques, entre des collaborateurs réhabilités et d’anciens combattants. A l’adresse du président du Parlement flamand, Willockx en a tiré un rapport fondé sur trois recommandations: « Primo, il faut établir une nette distinction entre la collaboration et la répression, explique Willockx. Même si, pour certains, cela ressemble à une évidence, les faits de collaboration sont bien plus graves que certains dérapages de la répression, qu’il ne faut pas nier pour autant. Secundo, il serait impensable d’entamer une conciliation sans la participation active des associations patriotiques. Tertio, il est primordial d’éviter tout problème communautaire inutile. Les Flamands ne doivent pas se contenter de réfléchir dans leur coin. Quant aux francophones, ils doivent admettre que la Flandre ne se résume pas au Vlaams Blok. »

Suite à l’affaire Sauwens, un petit déclic s’est-il produit? Les partis politiques francophones ont loué la fermeté de leurs homologues flamands, tandis que la presse nordiste s’est étonnée de l’esprit d’ouverture et du manque d’arrogance des leaders sudistes. En août 2000, déjà, un geste symbolique d’un des porte-drapeaux du Mouvement démocratique flamand était passé quelque peu inaperçu. A Dixmude, le président du comité du pèlerinage de l’Yser, Lionel Vandenberghe, avait présenté les excuses de la Flandre pour les erreurs commises durant la guerre. Un message apprécié par les résistants de la première heure qui, à l’image d’Arthur Haulot, une figure emblématique, alignent également les signes d’ouverture. L’amnistie reste inacceptable. Mais des mesures spécifiques visant à gommer certaines conséquences sociales et humaines de la répression pourraient être envisagées. Petit à petit, l’Histoire est peut-être en marche. Même si, dans le climat communautaire agité des derniers mois, les contingences politiques du moment risquent une nouvelle fois d’étouffer les discours novateurs sur le passé.

Philippe Engels

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