Politique-justice : le choc des pouvoirs

Le gouvernement fédéral et Yves Leterme se sont embourbés dans le marais de l’affaire Fortis. Le Premier ministre en personne (via ses proches conseillers) aurait tenté d’influencer des magistrats. Accusations graves, démentis formels, contradictions. Voici comment, en quarante-huit heures, l’émoi a gagné les milieux politiques et. judiciaires, créant une crise d’un genre nouveau.

La rumeur ne cessait d’enfler, de jour en jour. Le gouvernement aurait tentéd’influencer des magistrats appelés à statuer sur ledossier Fortis, devenu affaire d’Etat. De sourdes et terriblesaccusations, alimentées par la presse du Nord, puis relayées par les partisflamands d’opposition et même par l’Open VLD, membre du gouverne-ment Leterme. A deux reprises, il yaurait eu des contacts, de l’ingérence, des pressions, selon les versions. Un : juste avant la décision cruciale du tribunal de commerce de Bruxelles, déboutant les petits actionnaires de Fortis. C’était le 18 novembre dernier. Deux : avant que la cour d’appel de Bruxelles ne prenne la tangente, le vendredi 12 décembre, en soirée. Gelant provisoirement la vente de l’ex-fleuron bancaire ! Une gifle pour les politiques.

La pression sur Yves Leterme montait, montait et, à sa manière, le chef du gouvernement a tenté de calmer le jeu. Ce mercredi 17 décembre, Leterme a voulu clarifier par le détail les relations entretenues par ses services avec des représentants de l’appareil judiciaire. Un terrain glissant. Car des contacts ont bel et bien existé à l’heure où l’institution judiciaire aurait dû être préservée de la moindre ingérence malsaine. Comme le reconnaît le Premier ministre, un de ses conseillers aurait bavardé plusieurs fois avec le substitut du procureur du roi de Bruxelles, Paul Dhaeyer. A l’initiative de qui ? Les versions divergeraient, selon le journal De Tijd. Ambigu, tout de même : Dhaeyer est ce magistrat qui, quelques jours avant le verdict du tribunal de commerce, a failli faire pencher la balance dans la direction des petits actionnaires. Lui estimait que la vente de Fortis à BNP Paribas devait être suspendue. Pas vraiment la thèse du gouvernementà La suite du feuilleton pourrait s’avérer plus pimentée encore. L’entourage du Premier ministre a-t-il tenté d’influencer une magistrate de la cour d’appel de Bruxelles, dont le mari est proche du CD&V et de Leterme ? La conseillère ne s’est pas récusée. Les soupçons ont couru. Désagréables et si embarrassants.

De quoi porter le Parlement à une température proche de l’ébullition. Demande de démission osée par l’opposition, hésitations de l’Open VLD, émoi généralisé dans les rangs de la majorité. Le gouvernement le plusinstable des trente dernières années résistera-t-il à cette saga financière ? Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il faut attendre de l’affaire Fortis qui, depuis le vendredi 12 décembre, sent plus que jamais le soufre.

Qu’implique le récent arrêt de la cour d’appel de Bruxelles ?

Il est tombé comme un coup de tonnerre, le 12 décembre. Ce jour-là, contrairement à leurs confrères du tribunal de commerce de Bruxelles, les juges de la cour d’appel ont estimé que la vente de certaines des activités de Fortis aurait dû, au préalable, recevoir l’aval de l’assemblée générale des actionnaires. En négociant le découpage en tranches du groupe de bancassurance sans laisser son conseil d’administration jouer son rôle et sans convoquer les actionnaires, le gouvernement a enfreint la loi. Aux yeux des juges, il n’est, en outre, pas acquis que les choix opérés aient été les bons : d’autres solutions existaient peut-être pour sauver le bancassureur. Conséquence de cet arrêt coup de poing : le retour (temporaire) à la situation qui prévalait au début du mois d’octobre. Aujourd’hui, Fortis Banque est redevenu propriété de l’Etat, à 100 %, toutes les activités d’assurances réintégrant le holding Fortis, et les crédits à risques reprenant le chemin de Fortis Banque. La cour d’appel a imposé aussi à BNP Paribas de continuer à assurer les besoins de liquidités de Fortis. Les activités néerlandaises de Fortis, déjà payées, restant la propriété de l’Etat néerlandais.

Et sur le fond ?

La cour d’appel a clairement remis en cause le dépeçage du groupe de bancassurance.  » Un démantèlement, outre qu’il laisse les actionnaires quasiment les mains vides, semble à première vue difficilement compréhensible au regard des intérêts de la société et du groupe « , dit l’arrêt. Pour y voir plus clair, la cour a désigné cinq experts, chargés de vérifier si l’intérêt social de l’entreprise a été respecté dans le cadre de cette transaction. Ils devront aussi établir la valeur de Fortis au moment où l’Etat y a pris une première participation de 49,9 %, à la fin du mois de septembre. Le rapport intermédiaire de ces experts est attendu avant la fin du mois de janvier, tandis que leur rapport final devra tomber à la mi-mai, au plus tard.

Comment comprendre la réaction du gouvernement, le lundi 15 décembre ?

En optant pour une double action en justice, avant la tempête politico-judiciaire de la mi-semaine, le gouvernement fédéral a donné l’impression d’une fuite en avant. Pour rappel, lui-même s’est pourvu en tierce opposition contre l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, espérant l’anéantir. Son bras armé, la SFPI (Société fédérale de participations et d’investissement), s’en est remis, quant à lui, à la Cour de cassation.  » Le gouvernement ne voulait pas perdre la face « , analyse un banquier.  » Il a opté pour la théorie du chaos, en espérant faire pourrir le dossier, lâche-t-on chez Test-Achats. Ce faisant, il risque gros, mais il n’est pas sûr que quelqu’un évalue encore le risque dans cette équipe. « 

Les réunions du Conseil des ministres consacrées à ce dossier se sont en tout cas déroulées sans la moindre note.  » Ça ressemblait à une discussion de café, orchestrée par deux grands cafetiers, le Premier ministre Yves Leterme et le ministre des Finances Didier Reynders « , raconte un chef de cabinet. C’était du sauve-qui-peut, au jour le jour. « 

D’aucuns murmurent que la France aurait fait pression sur les autorités belges pour obtenir une solution qui soit favorable à ses intérêts.  » Il est quand même très étonnant que le gouvernement ne veuille pas reconnaître que la procédure n’a pas été respectée « , relève un analyste londonien. L’équipe Leterme s’est contentée de répéter que, sans son intervention, Fortis n’existerait plus, que les actionnaires auraient été ruinés, des milliers d’emplois, sacrifiés, et l’économie du pays, ravagée. Le gouvernement s’est démené – par quels moyens ! ? – afin que l’arrêt de la cour d’appel soit cassé. Et si possible avant la date de l’assemblée générale des actionnaires prévue pour la mi-février, au plus tard. Les recours devant la Cour de cassation exigent pourtant de patienter un an, en règle générale. La procédure dite de tierce opposition pourrait en revanche aboutir beaucoup plus rapidement. Mais rien ne dit que la demande de l’Etat sera jugée recevable par la cour d’appel de Bruxelles.

La possibilité pour l’Etat d’obtenir gain de cause devant les tribunaux semble ténue. En attendant, en s’adressant aux tribunaux,  » le gouvernement rassure BNP Paribas, se muscle avant d’entamer de vraisemblables négociations et rabat la superbe de certains avocats des petits actionnaires « , résume un député. Sur le fond, le pouvoir politique maintient vaille que vaille sa position. L’intégration de Fortis au sein de BNP Paribas constituerait la meilleure solution possible : elle garantirait la défense des épargnants et serait la moins dévastatrice sur le front de l’emploi.

Que réclament les petits actionnaires ?

Outre d’être consultés sur le démantèlement du groupe Fortis, ils souhaitent un dédommagement financier plus important que celui qu’a prévu le gouvernement – une indemnisation de 8,96 euros, au maximum, par action, payable en 2014, grâce aux dividendes de BNP Paribas perçus par l’Etat et l’éventuelle plus-value de revente.

Tous les représentants des actionnaires (l’avocat Mischaël Modrikamen, l’association Deminor et l’Association de défense des consommateurs Test-Achats), ont enjoint au gouvernement d’ouvrir des négociations, plutôt que de se lancer dans un lourd parcours juridique. Maître Modrikamen a même évoqué des recours pénaux si le gouvernement refuse de négocier.

Que se passera-t-il pour Fortis si l’assemblée générale des actionnaires n’approuve pas le démantèlement de Fortis tel que prévu par le gouvernement ?

Soit le groupe poursuit sa route seul, avec l’Etat belge à la man£uvre. Celui-ci serait alors tenu de remettre la main au portefeuille pour que le groupe soit viable. Le gouvernement a d’ailleurs chargé la SFPI d’étudier la faisabilité de cette hypothèse.  » C’est une solution qui serait bénéfique pour tout le monde, pour autant que l’Etat ne reste aux commandes que pendant une période de transition « , estime un analyste. Les actionnaires ne percevraient, dans ce cas, pas un centime de plus.

Soit une grande banque belge, regroupant les activités de Fortis, de Dexia et d’Ethias, est mise sur pied. Cette solution se solderait forcément par un bain de sang social, dont ni le gouvernement, ni les organisations syndicales ne veulent. Il est peu probable que Fortis attise la convoitise d’autres repreneurs, en raison de la crise qui affecte toujours le secteur bancaire et de l’état de santé incertain du groupe.

L’imbroglio juridique pourrait toutefois être total si les actionnaires votaient contre le plan du gouvernement et que la Cour de cassation décidait, quelques mois plus tard, qu’ils n’avaient pas à le faire. Dans un tel cas de figure, les actionnaires courraient un risque personnel : ils pourraient en effet être attaqués par d’autres actionnaires, par des créanciers ou par l’Etat en procédure de dommages et intérêts.

Que se passera-t-il pour le gouvernement belge si les actionnaires refusent l’opération avec BNP Paribas ?

Ce serait un véritable problème pour l’Etat, qui s’est engagé vis-à-vis de BNP Paribas à céder certaines des activités de Fortis à un prix déterminé. Un conflit surgirait sans doute entre l’Etat, actionnaire dominant, et les autres actionnaires de Fortis. Et BNP Paribas pourrait réclamer des dommages et intérêts à l’Etat belge.

Quelle est la position de BNP Paribas ?

 » Les Français ne s’attendaient pas du tout à ça « , affirme un analyste. Les pauvresà Jusqu’ici, ils considéraient qu’ils avaient fait une excellente affaire en achetant Fortis pour un prix défiant toute concurrence. Mais ils commencent à la trouver saumâtreà

La banque française a assuré, par voie de communiqué, que  » la décision de la cour d’appel ne modifiait pas l’intérêt de s’adjoindre Fortis Banque et Fortis Insurance Belgium « . Son patron, Baudouin Prot, n’a pourtant pas caché qu’il commençait à s’interroger sur l’opportunité de faire alliance avec Fortis. Dans la foulée, il a réclamé une montée en puissance de son groupe dans le capital de Fortis, dès à présent. Une sorte de gage, qui pourrait convaincre ses actionnaires, réunis en assemblée générale extraordinaire ce vendredi 19 décembre. Une première tranche du capital de Fortis Banque pourrait ainsi être rapidement cédée au groupe français.

Faute d’accord en ce sens, il n’est pas exclu que BNP Paribas se retire. Mais l’opération lui a déjà coûté beaucoup d’argent. En outre, ce retrait ne mettrait pas la banque à l’abri d’une éventuelle action en justice des actionnaires belges. Sans compter qu’elle risque de perdre jusqu’à 350 millions d’euros dans le cadre de l’escroquerie à grande échelle commise par le financier Bernard Madoff (lire aussi page 92).

Il est clair que BNP Paribas ne mettra pas un sou vaillant de plus dans l’opération.  » On peut déjà s’estimer heureux s’ils paient le montant convenu « , lance un haut commis de l’Etat.

Comment a réagi le gouvernement des Pays-Bas ?

Les autorités néerlandaises considèrent que la transaction est conclue, donc irrévocable. Elles ne se sentent donc plus guère concernées par ce nouveau rebondissement judiciaire. L’arrêt de la cour d’appel aura pourtant pour effet d’imposer la consultation des actionnaires néerlandais sur la reprise des activités néerlandaises de Fortis par l’Etat. Les actionnaires belges de Fortis pourraient aussi se retourner contre le gouvernement de La Haye pour obtenir des dommages et intérêts.

Quid des clients et des salariés de Fortis ?

L’arrêt de la cour d’appel ne change rien pour eux. Sauf que l’incertitude se prolonge.

Que va-t-il se passer à présent ?

Il faut arriver rapidement à un accord.  » Le temps qui passe n’est pas un allié, résume un expert. On ne peut pas attendre la mi-février pour avancer dans ce dossier.  » La patience de BNP Paribas a des limites. Les marchés financiers détestent l’incertitude. La situation est calamiteuse pour l’image de la Belgique à l’étranger. Les clients de Fortis commencent à se poser des questions et ses salariés n’en peuvent plus. Rester dans une telle situation pendant de longs mois n’aurait aucun sens.

 » On est pour l’instant dans des positions tactiques, détaille un député. Chaque camp fait monter les enchères. Mais chacun sait aussi qu’il peut causer un tort considérable s’il va jusqu’au bout. « 

Laurence van Ruymbeke et Philippe Engels

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