Polar français sous influence

Les polars et les romans policiers se vendent comme des petits pains, mais le pain n’est plus que français : la  » faute  » à une internationalisation sans précédent du genre entamée, il y a trente ans, avec la collection Rivages/Noir et son patron François Guérif. Rencontre et perspectives.

N’en déplaise aux 70 écrivains français de romans policiers précisément recensés dans un récent hors-série du magazine Le Point : au vu des près de 2 000 nouveaux titres parus dans le genre, en français, en 2015, il ne faut plus confondre désormais polar de France et polar français. Si le genre ne s’est jamais aussi bien porté – le marché du livre s’est redressé pour la première fois depuis sept ans en 2015, avec une hausse du volume des ventes de 1,5 %, dont 16,5 millions d’exemplaires de romans policiers au sens (très) large – le polar n’est plus majoritairement représenté par des auteurs locaux. L’édition française, en effet, puise en abondance dans l’infinie réserve des auteurs étrangers pour remplir ses étals, là où, dans les années 1970, le néopolar français régnait quasiment en maître. Une tendance lourde, entre surabondance de titres et banalisation du genre, qui ne date pas d’aujourd’hui, mais entamée il y a trente ans exactement, lorsque François Guérif a lancé la collection Rivages/Noir au sein des éditions Rivages, alors indépendantes. Une collection entamée avec un inédit de l’Américain Jim Thompson (Liberté sous condition) et qui fête aujourd’hui son 30e anniversaire et le millième titre de son catalogue avec un autre Américain (lire l’encadré ci-contre). Entre les deux, François Guérif a bâti un impressionnant catalogue basé sur – double révolution ! – la publication d’inédits et le suivi quasi exhaustif des productions de ses auteurs. Un principe et un goût pour la littérature étrangère qui ont surtout ouvert la voie : jusque-là, l’édition française, méprisait pour l’essentiel le genre et ses auteurs étrangers. Tout le contraire d’aujourd’hui.

 » J’ai lancé ma première collection en 1978, scandalisé par le fait qu’il existait des dizaines d’inédits de Jim Thompson ou de David Goodis (NDLR : auteur, notamment, de Tirez sur le pianiste !), nous expliquait récemment le septuagénaire toujours enthousiaste, mais un peu à l’étroit dans les cinq mètres carrés de son bureau parisien, lui-même coincé sous les combles des bâtiments d’Actes Sud, qui a racheté les éditions Payot & Rivages en 2013. En 1986, au lancement de Rivages/Noir, j’avais totalement conscience qu’il y avait là, entre inédits pas publiés et traductions ahurissantes, un champ complètement inexploré qui aurait pu faire ma richesse si j’avais eu les moyens de ma propre maison. A ce moment-là, ça n’intéressait personne. Per-sonne ! A l’époque, la science-fiction était considérée en France comme la littérature de demain. Quant aux gens chargés du polar, les soi-disant  » gardiens du temple « , ils étaient de deux types : soit ils revendiquaient un côté modeste, pas prétentieux, contents de publier des livres vite lus – moi je dis vite oubliés -, soit ils sabraient dans les textes, snobaient les Américains, et réduisaient le genre à l’action, à ses sujets ou à ses clichés  » whisky, cigarettes et petites pépées « . Les auteurs n’étaient pas considérés comme des auteurs ! J’ai publié les livres que j’avais envie de lire, et je préférais un  » mauvais  » Goodis à un bon Maxime Delamare (NDLR : spécialiste dans les années 1970 des romans d’espionnage  » à la française « ). Parce que j’ai vite compris, comme Patrick Manchette – qui fut le seul à le dire et le redire -, que la seule chose qui compte, ce n’est ni le sujet ni l’action, c’est l’écriture, l’écriture et l’écriture. La voix. Nous avons été les premiers à introduire des romans qui ne sont pas stricto sensu des polars ou des romans policiers. David Goodis, l’un de mes premiers chocs, a un jour dit à Truffaut :  » Je n’écris pas des romans noirs, j’écris des mélodrames où il y a de l’action !  » Et Chabrol déclarait qu’il n’y a pas de petits sujets, qu’il n’y a que des metteurs en scène : on peut faire une merde en adaptant Tolstoï. Ce qui compte, c’est la voix, pas le sujet en lui-même. Et c’est ce qui a en partie changé beaucoup de choses.  »

La France, l’autre pays du polar

Jim Thompson, Tony Hillerman, James Ellroy évidemment, mais aussi Edward Bunker, Robin Cook, Elmore Leonard, Dennis Lehane, James Lee Burke… Le catalogue Rivages/Noir brille par ses perles anglo-saxonnes et étrangères pour lesquelles François Guérif reste d’ailleurs le seul Français et même le seul non-Américain à avoir reçu, en 1997, le prix Ellery Queen du meilleur éditeur de l’année. Une reconnaissance et un goût pour les auteurs étrangers qu’il tente aujourd’hui de nuancer.  » Notre catalogue compte plus de 200 titres d’auteurs français. Quand on a commencé, le panorama du roman français était très bien couvert par d’autres : à quoi bon concurrencer ? Surtout que je n’ai jamais débauché un auteur. Mais quand Patrick Raynal est arrivé à la Série noire, quand Denoël a pratiquement abandonné sa collection Policier, quand Le Masque n’a plus publié quasiment que des Agatha Christie, un certain nombre d’auteurs français nous ont rejoints naturellement : Pascal Dessaint, Jean-Hugues Oppel, Tobie Nathan, Jean Vautrin, Hervé Le Corre… Ils sont plus nombreux que ne le laissent penser les clichés autour de Rivages.  »

Dans le même esprit, François Guérif rechigne à reconnaître le rôle pourtant majeur que sa collection a joué auprès des nouveaux auteurs français à succès, désormais sous influence anglo-saxonne, et qui ne l’excitent guère :  » Le roman policier français se porte bien, même s’il existe toute une partie qui ne m’intéresse pas. Musso, Grangé, Thilliez… Je crois qu’ils ont été influencés plus par le cinéma américain que par des romans. Ils s’inspirent de structures, de modèles, de personnages – moins de considérations littéraires. C’est parfois très habilement fait, impeccable sur le plan de la construction, mais sans la moindre voix – et moi, c’est ce que je recherche. J’ai sans doute tort parce que ça se vend très bien. Chez Rivages, il y a beaucoup de romans sans serial killers, où il ne se passe même rien ! Et aujourd’hui encore, alors que beaucoup de maisons créent des collections polar, elles ne le font pas parce qu’elles trouvent ça formidable, mais parce que c’est devenu un marché porteur. L’édition de romans policiers a changé, il y a beaucoup de concurrence. Ça n’a jamais été un long fleuve tranquille, mais je connais bien ses rives pour les avoir beaucoup fréquentées maintenant. Et j’espère que cela me survivra.  »

Par Olivier Van Vaerenbergh, à Paris

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