Pol Hauspie  » Frauder crée une dépendance « 

Condamné pour fraude par la cour d’appel de Gand, l’ancien patron de Lernout & Hauspie, reconnaît des fautes. Il revient sur l’ascension et la chute fulgurantes de la société de haute technologie.  » En Flandre, nous étions des dieux ! « 

Le 20 septembre, Jo Lernout et Pol Hauspie, fondateurs de la société éponyme, fleuron de l’industrie flamande de haute technologie dans les années 1990, ont été condamnés par la cour d’appel de Gand à cinq ans de prison, dont trois ans ferme. Ils ont été reconnus coupables d’avoir truqué les comptes de l’entreprise et d’avoir floué de nombreux actionnaires. Le premier a décidé de se pourvoir en cassation. Pol Hauspie, lui, s’en tient à l’arrêt prononcé. A l’occasion de la sortie d’un livre racontant son aventure et ses déboires, Prêtre, musicien, pilote (1), il se livre dans une interview.

Le Vif/L’Express : Vous avez été condamné à cinq ans de prison dont trois ans ferme. Comment avez-vous ressenti cette décision ?

Paul Hauspie : Bizarrement, à l’issue de l’arrêt rendu, j’ai davantage dû consoler ma famille et mes amis qu’eux n’ont dû le faire pour moi. J’avais auparavant affirmé que j’accepterais le verdict, quel qu’il soit.

En 2001, vous aviez déjà été en détention préventive pendant neuf semaines. Appréhendez-vous ce retour derrière les barreaux ?

Oui. Je mentirais si je prétendais le contraire. Ce n’était pas une expérience agréable. Cela dit, en prison, j’ai trouvé beaucoup de bonté, tant chez les autres détenus que chez les gardiens. Dans ma cellule de la prison de Gand, j’ai également compris que la véritable prison n’était pas juste constituée de murs gris et de lourdes portes mais aussi de mon propre ego. J’ai moi-même construit ma prison. Chaque personne crée son propre mythe, ses propres limites, sa propre prison.

Vous attendiez-vous à être condamné à la peine maximale ?

Absolument. Un signal clair était indispensable : une entreprise cotée en Bourse ne peut pas faire ce que bon lui semble avec l’argent des investisseurs. Pour diverses raisons, nous n’avons pas agi de cette façon et c’était une erreur.

Selon vous, quelle fut la cause principale du déclin de L&H ?

La cupidité. Ma propre cupidité mais aussi celle du management, de nos conseillers enthousiastes et de tous ceux qui participaient aux affaires. Par cupidité, je n’entends pas seulement la lutte pour la richesse mais aussi, et surtout, celle pour la considération et le respect. En soi, il n’y a aucun mal à penser de cette façon : cela peut même être un moteur dans l’accomplissement de ses objectifs. Mais lorsque l’argent et la considération deviennent les seuls objectifs, vous faites fausse route.

Fin 1995, L&H est la première entreprise belge à entrer au Nasdaq. S’agissait-il d’un tournant ?

Oui. En Belgique, Jo et moi-même étions à l’époque accueillis en héros. J’avais l’incroyable sentiment d’être au paradis. Quand j’ai dit ça à notre avocat financier américain, il m’a dit :  » Quoi ? Au paradis ? Mais vous êtes en enfer !  » Nous avons réalisé plus tard à quel point ses mots étaient exacts. La Bourse est en effet un système diabolique. Quand vous êtes coté au Nasdaq, tout ce qui peut avoir de l’influence sur le cours des actions doit être rendu public. Chez L&H, il se passait tellement de choses que nous étions présents chaque semaine dans le journal. Chaque trimestre, nous devions également rendre publics nos résultats. Par conséquent, vos clients attendent souvent les dernières semaines du trimestre pour effectuer leurs placements. Ils savent qu’une entreprise cotée en Bourse a besoin de ce placement pour atteindre ses chiffres trimestriels et, par conséquent, est prête à concéder de sérieuses réductions. Jo et moi-même ne parlions jamais des objectifs trimestriels que nous souhaitions atteindre chez L&H. Mais, en 1996, nous avons engagé Gaston Bastiaens en tant que CEO. Il avait auparavant travaillé chez Apple et Quarterdeck, des entreprises technologiques cotées au Nasdaq. Dès le départ, il a révélé des objectifs trop importants, irréalistes même. A terme, c’est bien entendu suicidaire.

Car l’action chute immédiatement si l’entreprise n’atteint pas ses objectifs…

Exactement. C’est ainsi qu’en septembre 1998 Gaston a insisté pour gonfler notre chiffre d’affaires de façon créative car il nous manquait 2 millions de dollars pour atteindre notre objectif trimestriel. Nous avons accepté de le faire une seule fois. Du moins, c’est ce que nous pensions. Seulement, pour atteindre nos objectifs, nous avons dû par la suite agir de cette façon de plus en plus souvent et avec des montants toujours plus importants. La pression était énorme.

Vous étiez convaincu que ce système de  » comptabilité créative  » pourrait vous libérer si cela n’arrivait qu’une fois ?

Oui… Depuis, j’ai compris que les limites sont déjà franchies même en ne trichant qu’une seule fois. Le conseil que je pourrais aujourd’hui donner aux entrepreneurs est de ne jamais frauder car cela engendre une dépendance. Et puis, la vérité finit toujours par être révélée au grand jour. On ne peut plus rien cacher. C’est la raison pour laquelle je préconise aux sociétés cotées en Bourse de publier leur comptabilité sur Internet. Elles n’ont rien à perdre. Bien au contraire. Elles font ainsi preuve de davantage de sincérité.

Dans votre livre, vous écrivez avoir souvent souffert de cette fraude. Pourquoi n’êtes-vous dès lors jamais intervenu ?

J’ai lutté mais il est vrai que je n’ai rien fait. Pourquoi ? [Il réfléchit.] Partout en Flandre, je donnais des conférences sur le succès de notre entreprise, Jo et moi-même persuadions sans cesse toutes sortes de personnes de nous rejoindre et les journaux nous présentaient comme de véritables  » Bekende Vlamingen « . Le point culminant fut l’inauguration de la Flanders Language Valley (FLV) le 12 novembre 1999. Les personnes les plus influentes de Flandre étaient présentes : presque tous les ministres flamands et fédéraux et même le prince Philippe. Quand Jo et moi-même sommes montés sur le podium, nous avons été acclamés. Nous étions des dieux en Flandre ! Pourtant, au fond de moi, je savais que nous commettions de graves erreurs.

Avez-vous peu à peu perdu les pédales ?

Bien entendu ! Quand vous êtes encensé partout, vous finissez par croire vous-même à toutes ces foutaises. L’ivresse empêche toute lucidité. A la grande époque de L&H, il m’arrivait de me rendre deux fois par semaine à Wall Street. De brillants banquiers d’investissement me recevaient dans leurs bureaux chics, situés à l’étage le plus haut du bâtiment – ou du moins suffisamment haut pour avoir vue sur l’Hudson. Ces banquiers nous éblouissaient par des repas hors de prix dans les restaurants les plus chics de New York. Ils nous offraient tout ce que nous souhaitions. Jo et moi-même, nous avions à peine dit que nous aimions le patinage que nous découvrions ensuite une boîte de superbes patins dans nos chambres d’hôtel. Pour ces banquiers d’investissement, nous n’étions pas des êtres humains de chair et d’os mais plutôt une source intéressante de revenus. A la longue, Jo et moi-même avons perdu le sens des réalités et cela fut également le cas pour certaines personnes de notre entourage.

La fin de L&H fut presque la vôtre également. Après la faillite, vous êtes tombé en dépression et avez même eu des pensées suicidaires. Comment êtes-vous sorti de cette spirale négative ?

J’ai en effet été très proche du suicide. Il est difficile d’expliquer en quelques mots comment j’en suis arrivé là. [Il réfléchit.] Ce qui a sans aucun doute joué, c’est mon départ pour l’Afrique du Sud. Là-bas, j’y ai rencontré la guérisseuse et aromathérapeute Geneviève White, qui m’a ouvert les yeux. Elle a osé me dire :  » Pol, vous pouvez choisir de mourir. Aucune loi n’interdit cela.  » J’ai alors réalisé que j’avais les clés en main et j’ai choisi de vivre.

Vous auriez pu passer le reste de votre vie dans l’anonymat. Pourquoi avoir choisi de revenir sous les feux de la rampe ?

Ce serait en effet tellement plus simple de ne plus communiquer, comme ce fut le cas pendant toute la durée du procès de L&H. C’est aussi ce que le regretté Hubert Detremmerie, un banquier de notre conseil d’administration, m’avait conseillé :  » Vivons cachés, vivons heureux « . Mais je refuse de m’accorder ce calme car le message que je veux partager est bien plus important que ma petite personne. C’est pour cette raison que j’ai écrit ce livre et que je donne cette interview. Ma connaissance et mon discernement sont les seules choses que je peux encore partager avec les autres. Je n’ai plus d’argent. En Belgique, dans le domaine financier, la seconde chance n’existe pas, car on ne peut pas être personnellement déclaré en faillite. Je devrai donc assumer les conséquences de mes actes durant tout le reste de ma vie.

De quoi vivez-vous désormais ?

De consultance. A l’époque, j’ai débuté cette activité au Cap puis j’ai poursuivi en Belgique lorsque je suis rentré pour le procès. C’est un travail qui peut être à la fois agréable et désagréable. Mais je retrousse mes manches et j’accepte toutes les propositions. Je ne me sens en aucun cas trop bon.

(1) Pol Hauspie, Priester, muzikant, piloot, Pelckmans, 272 pages, 23,95 euros.

ENTRETIEN : ANN PEUTEMAN ET EWALD PIRONET. PHOTOS : LIES WILLAERT

Quoi ? au paradis ? mais vous êtes en enfer !  » la bourse est un système diabolique « 

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