Face à une structure gonflable, une poignée de personnages, nus, qui rappellent la statuaire grecque antique. © Yana Lozeva

Plastique fantastique

Aussi bien sculpteur que metteur en scène, Pietro Marullo signe avec Wreck un spectacle à mi-chemin entre la danse et la marionnette, où le créateur devient créé, où l’être humain est celui qui manipule autant qu’il est manipulé. Une proposition visuelle somptueuse, propulsée par le son, qui fait palpiter l’imaginaire.

Le point de départ plastique (dans tous les sens du terme) de Wreck se situe dans le premier spectacle monté par Pietro Marullo, après ses études de mise en scène à l’Insas, à Bruxelles. Créé en 2015, Arance ( » oranges  » en italien) tissait un lien poétique entre les cueilleurs d’oranges dans le sud de l’Italie et ceux qui en consomment le jus, acheté au supermarché, à l’autre bout de la chaîne. L’occasion pour le metteur en scène napolitain d’évoquer les conditions de vie, proches de l’esclavage, des travailleurs immigrés employés par les agriculteurs.  » On me paie 2 euros 50 par tonne d’oranges récoltées et pour récolter une tonne, c’est presque une heure de travail. Je me lève à 4 heures du matin et je travaille jusque 17 ou 18 heures, pour une vingtaine d’euros au total. Puis, je dois payer le transport en camionnette, l’eau et le sandwich. Après, il ne me reste pas grand-chose. Et si tu t’endettes, tu dois travailler encore plus « , y racontait en voix off Ahmed, Ghanéen de 28 ans, arrivé en Calabre en 2008 via Lampedusa. Une des scènes d’ Arance déployait dans un mouvement aérien évoquant la mer une de ces bâches noires que l’on utilise pour couvrir les champs, les protégeant ainsi du gel et des insectes. Signe des temps, les paysages champêtres de nos sociétés contemporaines se sont enveloppés de plastique. C’est cette matière éminemment artificielle qui occupe le premier rôle dans Wreck.

On assiste à une représentation du spectacle à Sofia, dans le cadre du Aerowaves Spring Forward, un festival international de danse émergente, fréquenté par plusieurs centaines de programmateurs venus des quatre coins de l’Europe et de plus loin encore. Et au vu de la tournée qu’il annoncera dans la foulée du festival, passant notamment par le Mexique, la Corée du Sud, Israël, l’Arménie, Taïwan et la Suisse, Wreck y a suscité un bel engouement. Sur l’énorme plateau de l’amphithéâtre souterrain du NDK, le Palais national de la culture de Sofia, une structure gonflable sombre apparaît progressivement, sur un grondement sourd, et qui va se mettre en mouvement. Une sorte d’énorme coussin flottant que l’on associe, à cause du titre du spectacle ( » épave « ), à ces canots pneumatiques surchargés qui traversent la Méditerranée avec, à leur bord, des migrants espérant un avenir meilleur. Mais cela pourrait être aussi une entité extraterrestre, comme les vaisseaux suspendus au-dessus du sol dans Arrival ( Premier contact en VF) du réalisateur québécois Denis Villeneuve. Ou bien une figure abstraite de Dieu.

En tout cas, l’idée de supériorité, de toute-puissance créatrice s’impose bientôt, quand la matière plastique fait apparaître puis disparaître -comme une éponge qui efface la craie sur un tableau – des êtres humains. Ils sont six. Cinq femmes et un homme. Ils sont nus (une autre version de ce spectacle à géométrie variable les présente habillés, quand Wreck est donné en extérieur ou dans l’espace public, par exemple) et figés. Leur nudité immobile rappelle immanquablement la statuaire grecque antique. Mais Pietro Marullo dit s’être aussi inspiré de l’installation de l’artiste anglais Jason deCaires Taylor, qui a placé au fond de l’océan au large du Mexique quelque 400 sculptures représentant des êtres humains, progressivement colonisées par la flore sous-marine et constituant ainsi autant d’  » épaves  » se détériorant lentement.

Catastrophe

D’abord apaisées, les poses de ces apparitions deviennent plus tourmentées. Tordues, grimaçantes. On sent la peur, l’effroi. De l’histoire de l’art surgissent alors des compositions de Jugement dernier et de plongées infernales. Marullo cite Dante, Michel-Ange à la chapelle Sixtine, mais on songe aussi aux corps pris au piège à Pompéi lors de l’éruption du Vésuve en l’an 79. Puis, de statufiés, les corps sur scène prennent soudain vie, s’animent. Ce ne sont plus des tableaux, mais des scènes de fuite comme on peut en voir au journal télévisé. Des scènes de fin du monde. Le spectacle est sous-titré List of extinct species,  » liste des espèces éteintes « , mais quelles sont exactement ces espèces ? On court, on se tire, un homme porte sur son épaule une femme inanimée…

Une catastrophe s’est produite, qui n’est ni montrée ni nommée dans ce spectacle sans paroles, éminemment visuel, mais qui ne serait rien sans sa bande sonore, réalisée et déclenchée en direct par Jean-Noël Boissé.  » Si j’enlevais le son pendant les dix premières minutes, vous vous ennuieriez tout de suite, précise Pietro Marullo. Le son est un manipulateur parce qu’il modifie notre sensation du temps. C’est aussi le son qui donne vie à la matière, et une nouvelle signification à ce qu’on voit. Il change tout le temps de texture, de couleur pendant le spectacle. Chaque fois, on suggère inconsciemment des images sonores. Pas de manière frontale, mais par derrière. Et l’imaginaire du spectateur s’appuie sur ça pour créer des associations.  » Et d’expliquer dans la foulée que l’oreille sera au centre de sa prochaine création, Ariane (eu)phonie (programmée la saison prochaine au théâtre Varia), convoquant à la fois le mythe crétois du labyrinthe et, dans le prolongement d’ Arance, les migrants parqués sur les îles grecques.

Grâce aux suggestions sonores, la manière dont l’imposante masse de plastique de Wreck crache puis avale les corps humains semble presque magique. L’illusion est parfaite. Mais à un moment donné, Pietro Marullo révèle le procédé physique. Il donne à voir comment les interprètes manipulent l’objet gonflé tout en se dissimulant. L’être  » supérieur  » dévoile sa nature de matière morte, qui ne prend vie que grâce au pacte conclu entre le spectateur et les marionnettistes-danseurs. Ce pacte qui fait que, plusieurs millénaires après son invention et malgré l’apparition du cinéma et de la télévision, le théâtre existe toujours.

Wreck – List of extinct species : les 11 et 12 mai au théâtre Varia à Bruxelles, www.varia.be.

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