Plaisirs mitigés

Le milieu cycliste, surtout italien, se réjouit de la victoire de Mario Cipollini à Milan-Sanremo, mais s’inquiète des révélations constantes d’affaires de dopage

Mario Cipollini a remporté Milan-Sanremo, la première des grandes classiques internationales de la saison. Sa victoire a valeur de symbole: à 35 ans, au terme de sa 14e participation, ce sprinter baroudeur, cycliste le plus populaire de sa génération auprès des tifosis, a enfin gagné la course de ses rêves.

Mais l’Italie sportive n’est pas en liesse pour autant. Depuis que la législation italienne s’est dotée d’une loi antidopage, en novembre 2000, elle est secouée, toutes disciplines confondues, par une série d’affaires contrevenant aux nouvelles dispositions légales. La plus spectaculaire d’entre elles est certes la fameuse rafle opérée, l’an dernier, à Sanremo, lors du Tour d’Italie cycliste. Le soir du 6 juin, des carabiniers de la Nas (la brigade des stupéfiants) de Florence et des agents de la brigade financière de Padoue ont débarqué dans les hôtels occupés par les équipes participantes et ont perquisitionné dans toutes les chambres.De nombreux produits pharmaceutiques ont été saisis au cours de cette « razzia », qui ne s’est achevée que vers 3 heures du matin. Le lendemain, après avoir envisagé un forfait général, comme au Tour de France 1998, directeurs sportifs et coureurs sont néanmoins repartis pour l’étape suivante, préalablement écourtée par la direction de la course.

Durant le même Giro 2001, Paola Cameran, procureur de Padoue, qui centralise désormais l’instruction des diverses affaires résultant de l’opération de Sanremo, aurait également procédé à des enquêtes à l’aide de vidéos et d’enregistrements cachés dans des endroits stratégiques. Ainsi, le quotidien La Repubblica a, le premier, révélé que l’attention de la justice s’était surtout portée sur l’équipe Luquigas et sur le Dr Enrico Lazzaro, le médecin de la formation. Plus de 400 heures d’images et de son démontreraient l’implication de plusieurs personnes dans un vaste trafic de substances dopantes.

Depuis, l’instruction a accompli un travail de fourmi et semblait proche de son dénouement. Elle a toutefois été relancée par de nouvelles perquisitions effectuées, le 17 mars dernier, lors de la course Tirreno-Adriatico, chez une demi-douzaine de coureurs, à la fois dans leur chambre d’hôtel et à leur domicile. Chez l’un d’eux, Fabio Sacchi, des produits interdits ont été saisis: il s’agirait, entre autres, de gonadotrophine chorionique, une hormone produite naturellement chez la femme, mais qui, administrée de manière exogène, augmente le taux de testostérone. Le coureur, défendu par Me Norma Gimondi, fille de l’ancien champion Felice Gimondi, affirme qu’il s’agit de médicaments destinés à son épouse, enceinte. Son équipe Saeco, l’a néanmoins suspendu pour une durée indéterminée.

Qui sera au départ du Giro 2002?

A la suite de cette mosaïque d’enquêtes menées tous azimuts dans le peloton depuis près d’un an, 45 cyclistes professionnels ont été inculpés, ainsi que, bien sûr, une quinzaine de personnes de leur entourage, dont des médecins. Les chefs d’inculpation sont de trois ordres: importation, détention et commercialisation illégales de médicaments, dont tous ne figurent toutefois pas sur la liste des produits interdits aux sportifs; violation de la législation antidopage et fraude sportive. Paola Cameran espère terminer son instruction avant la fin du mois d’avril prochain et transmettre ensuite le dossier à Giacomo Aiello, le procureur chargé de la législation antidopage.

Sur le plan pénal, aucun inculpé ne risque l’incarcération: les peines maximales prévues pour ces chefs d’inculpation ne dépassent pas deux ans de prison. Tous bénéficieraient donc, au moins, du sursis et, quel que soit le jugement, ne seraient pas empêchés dans l’exercice de leur profession. En revanche, il pourrait en aller différemment sur le plan sportif. Le pouvoir sportif attend les conclusions du parquet et la notification des motifs d’inculpation précis pour chaque inculpé. En vertu de la gravité de ceux-ci, les instances sportives ou les employeurs peuvent ensuite suspendre ou carrément licencier des coureurs. A l’instar de Saeco, qui a suspendu Sacchi ou de l’équipe Domo, qui a mis fin au contrat de Frank Vandenbroucke, appréhendé par la justice belge pour détention de produits dopants, et également suspendu par la LVB (Ligue vélocipédique belge) pour une période de six mois.

Or c’est ici que les organisateurs de courses, tout spécialement ceux du Tour d’Italie, s’inquiètent. Selon les rumeurs, plus d’une trentaine de coureurs italiens seraient frappés de chefs d’inculpation pouvant provoquer au moins leur suspension par le pouvoir sportif ou par leur employeur. Dès lors, la question est posée: puisque le Giro est prioritairement une épreuve réservée à une large participation italienne, qui se trouvera au départ ? Celui-ci est fixé au 11 mai prochain. Chefs d’équipe, coureurs, sponsors et organisateurs souhaitent donc connaître au plus vite les conclusions de l’instruction de Paola Cameran.

Ainsi, avec plusieurs enquêtes et procès menés de front, le sport italien est ravagé par les affaires de dopage. Aucune discipline n’y échappe: ni les sports olympiques, visés par le supposé « dopage d’Etat » alimenté par le Coni (le Comité olympique national italien), ni le football, au coeur du procès entamé, le 31 janvier dernier, à l’encontre de l’administrateur délégué et du médecin de la Juventus de Turin, pour « fraude sportive par voie de dopage ».

Dans cette multitude d’actions judiciaires, une attention toute particulière se porte sur le procès du Dr Michele Ferrari, commencé le 15 janvier dernier. Outre Cipollini, plusieurs des plus grands champions cyclistes ont été les patients du médecin: Claudio Chiapucci, Gianni Bugno, Moreno Argentin, Tomy Rominger, Ivan Gotti, Lance Armstrong. Accusé, entre autres, d’actions dopantes et d’encouragement à l’usage de produits pharmaceutiques dangereux pour la santé des athlètes, le médecin de Ferrare nie toute culpabilité.

En fait, il pose un problème de fond: celui de l’assistance médicale responsable dévolue au sportif. Tout comme feu le Dr Eric Rijckaert ou le Dr Georges Mouton, chez nous, également en délicatesse avec la justice, le Dr Ferrari fait partie de ces médecins estimant que l’effort d’exception mérite des soins d’exception. A ce titre, ces hommes plus permissifs en la matière plaident, par exemple, pour que le déficit hormonal causé par l’exercice puisse être compensé. Or une telle thérapie s’avère être exclusivement une affaire de médecins qui, seuls, peuvent décider de l’administration de produits à des doses thérapeutiques, sans nuire à la santé de l’athlète. Ils pensent aussi, non sans raison, que mieux vaut un sportif « dopé » (déclaré tel selon une réglementation trop contraignante), s’il se trouve sous contrôle médical, qu’un athlète livré à l’automédication. Car ce n’est pas le dopage en lui-même qui est dangereux, mais l’abus qui en est fait. Quant à l’éthique, il est établi depuis longtemps qu’il ne s’agit que d’un leurre dans le sport-business professionnel.

Certes, le dopage fou doit être combattu, à la fois dans le souci de protéger l’athlète que dans celui de sauvegarder la crédibilité du sport. Mais, trop souvent, la chasse permanente aux sorcières fait, de manière arbitraire, de tous les sportifs des coupables en puissance. Elle porte atteinte à leur dignité et à leur vie privée. Désormais, plus rien ne leur est épargné. Leur lieu de résidence doit être connu des fédérations dont ils dépendent afin qu’ils puissent être soumis à tout moment à un contrôle inopiné. Des caméras cachées les observent lâchement à leur insu. On prélève leur sang et leur urine – en attendant quoi d’autre encore ? – comme l’eau à la fontaine. Et leurs dossiers médicaux, épluchés et commentés, tombent pratiquement dans le domaine public. Pour quel résultat, très souvent ?

Emile Carlier, avec Rosana Anselmi

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