PILLAGES AU CONGO

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le rapport de l’ONU sur le pillage des ressources du Congo épingle, notamment, la Belgique. Embarrassé, le gouvernement envisage d’enquêter sur les responsabilités de plusieurs sociétés belges

Depuis que les Nations unies l’ont rendu public, le rapport sur le pillage à grande échelle des ressources naturelles du Congo ne cesse de faire des vagues, de susciter l’indignation ou l’embarras des pays, des sociétés et des personnes mis en cause. Le groupe d’experts qui a mené l’enquête – trois Africains, un Suisse et un Américain – n’a pas hésité à épingler plusieurs hauts responsables politiques et militaires africains, des Etats – belligérants ou non -, mais aussi des intérêts privés, belges notamment, qui tireraient profit de la guerre en République démocratique du Congo (RDC).

Pour les experts onusiens, la Belgique joue, en effet, un rôle central dans ces trafics, en tant que principal pays destinataire des précieux minerais congolais. Dans l’embarras, le gouvernement Verhofstadt envisagerait d’enquêter sur les activités des sociétés belges mentionnées dans le document. La question devrait d’ailleurs être évoquée lors d’un prochain Conseil des ministres. En attendant, le ministère des Affaires étrangères a adopté un profil bas: il « étudie le rapport » et ne souhaite pas réagir dans l’immédiat, alors qu’un débat sur les conclusions des experts, qui formulent des recommandations-sanctions radicales, doit se tenir à l’ONU. Au département de la Coopération au développement, en revanche, on monte au créneau. « Nous attendons maintenant une enquête interne sérieuse, prévient Dirk Depover, porte-parole du secrétaire d’Etat Eddy Boutmans. Les Nations unies ont envoyé un signal. Si les sociétés continuent à fermer les yeux, le gouvernement devra intervenir. »

Parmi les entreprises belges incriminées, le rapport pointe surtout du doigt la Sabena, accusée d’avoir transporté du coltan (abréviation de « colombo-tantalite ») extrait au Kivu, dans l’est du Congo. Ce minerai noirâtre au poids inhabituel contient deux des métaux les plus recherchés en haute technologie: le tantale et le colombium, appelé aussi niobium. Très résistant à la chaleur et à de fortes tensions électriques, le tantale sert à fabriquer des condensateurs miniatures, essentiels aux ordinateurs, GSM et autres consoles de jeu. Le niobium entre, quant à lui, dans la composition d’alliages ultra-résistants destinés aux moteurs à réaction, aux pipelines et aux plates-formes de forage. Le cours du coltan s’est envolé ces derniers mois, tandis que la consommation mondiale connaît une croissance de 20 % par an.

Ce minerai est donc devenu un enjeu essentiel du conflit au Congo, d’autant que, dans le même temps, des mesures ont été prises pour lutter contre le trafic illégal de diamants, première source de financement des rébellions. Depuis l’année dernière, la place d’Anvers, n°1 mondial du marché du diamant, s’est retrouvée dans le collimateur des Nations unies pour son laxisme face à ces « diamants de la guerre ». Elle a donc commencé à prendre des dispositions, alors qu’un rapport du SGR, le service de renseignement militaire belge, confirme l’implantation, à Anvers, des réseaux du trafic de diamant angolais. Bruxelles vient en tout cas d’accueillir, cette semaine, une conférence de suivi du « processus de Kimberley », qui associe 43 pays dans la lutte contre les « diamants de la guerre ». « Les efforts fournis par l’industrie du diamant pourraient peut-être servir d’exemple à d’autres secteurs économiques », suggère-t-on au cabinet de la Coopération.

Selon les experts de l’ONU, qui ont demandé, en vain, de rencontrer les responsables de la Sabena, « des clients et d’autres sources très fiables ont indiqué que Sabena Cargo transportait des ressources naturelles illégales extraites au Congo ». Des milliers de tonnes de coltan auraient ainsi été chargées à l’aérodrome de Kigali, au Rwanda, vers Bruxelles et d’autres destinations européennes. Le rapport épingle également un « échantillon de sociétés », une liste où apparaissent les noms d’une douzaine de traders belges de coltan et de cassitérite. Ces firmes nient en bloc toute relation avec les rebelles congolais ou les officiers de l’armée rwandaise, accusés par les Nations unies d’organiser ce commerce pour financer la guerre au Congo. Elles ne peuvent, assurent-elles, connaître l’origine exacte du minerai.

De son côté, le porte-parole de la Sabena reconnaît le transport de coltan, mais déclare que la compagnie aérienne respecte les réglementations internationales dans le cadre des marchandises prohibées ou frappées d’un embargo. Or aucune disposition légale, jusqu’ici, n’interdit le commerce du coltan. De l’aveu même des auteurs du rapport, les notions d' »illégalité » et d' »exploitation » utilisées dans leur texte ont fait l’objet d’un « débat animé » entre les cinq enquêteurs. Le groupe a finalement choisi d’interpréter ces concepts dans le sens le plus large, pour prendre en considération non seulement l’extraction et la production des ressources naturelles congolaises, mais aussi leur commercialisation, leur exportation, le transport et les transactions financières. D’où la mise en cause de la Sabena.

« On attend tout de même une attitude responsable de la part de cette compagnie et des traders belges de minerais, glisse-t-on au cabinet Boutmans. Même si ce qu’ils font n’est pas interdit par la loi, ils doivent se rendre compte qu’ils opèrent dans un contexte de guerre et que certaines activités commerciales participent au pillage du Congo. De plus, ces trafics nuisent à la population locale… et à l’image de marque de notre pays. » A la Coopération, certains cachent mal leur satisfaction. D’une certaine manière, ce rapport apporte de l’eau au moulin de ceux qui prônent une extrême prudence dans l’octroi de l’aide belge aux pays impliqués dans le conflit congolais. Au début de cette année, l’Union européenne a accordé un appui budgétaire au gouvernement rwandais, dont l’armée occupe l’est du Congo. La Belgique, par la volonté du ministre des Affaires étrangères, avait donné son feu vert, alors que le secrétaire d’Etat Boutmans s’était montré très réticent…

Le rapport de l’ONU, document explosif dont la parution a été retardée pendant plus d’un mois, n’a donc pas manqué de créer un malaise au sein du gouvernement belge. Le groupe d’experts constate, en effet, ce que beaucoup de spécialistes avaient déjà signalé: ce conflit continental est avant tout une « affaire très lucrative ». Les auteurs du rapport estiment ainsi que les troupes ougandaises ont tenu à rempiler en 1998, lors du déclenchement de la seconde guerre du Congo, non pour raisons stratégiques ou de sécurité, mais pour des motivations essentiellement économiques. « Des officiers supérieurs ougandais avaient déjà une idée des bonnes affaires que l’on pouvait réaliser dans la région. »

En coupe réglée

De septembre 1998 à août 1999, les zones occupées par les Ougandais et les Rwandais ont d’abord été dépouillées de tous leurs stocks: minerais, café, bois, bétail… Des usines ont été démantelées et « délocalisées » au Rwanda, des véhicules conglais ont été immatriculés en Ouganda, et les banques des territoires conquis ont été systématiquement pillées. En parallèle, les forces ougandaises et rwandaises ont contraint des entreprises locales et étrangères à fermer, afin de s’assurer le contrôle des réseaux commerciaux. Désormais, les biens de consommation vendus à Gbadolite ou à Bunia proviennent, pour la plupart, de l’Ouganda, et les produits que l’on trouve à Kisangani, Goma et Bukavu arrivent surtout du Rwanda et du Burundi.

A ce pillage a succédé une exploitation directe des ressources naturelles des territoires conquis, en particulier du coltan, du diamant, de l’or et du bois. Cette rapine organisée ira jusqu’à faire passer au second plan les opérations militaires. « Adversaires et ennemis sont parfois partenaires en affaires » souligne le rapport. Dans l’est du pays, on voit ainsi les militaires rwandais laisser leurs rivaux Maï-Maï exploiter en paix des mines de coltan artisanales. Lorsque la « marchandise » est prête, les Rwandais s’emparent temporairement de la zone pour récupérer les sacs de minerai et les entasser dans de petits avions, qui s’envolent vers le Rwanda. Ou alors, les officiers rwandais font acheter le coltan par des intermédiaires. Les experts constatent, par ailleurs, que des prisonniers hutu travaillent dans les mines pour le compte de l’armée rwandaise, en échange d’une réduction de peine.

Une certitude: l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, dont les troupes opèrent depuis lors dans la partie orientale de la RDC, sont devenus exportateurs de minéraux qu’ils ne produisent pas, or, diamant, cobalt et étain notamment. Ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences choquantes. En Ouganda, la balance des paiements s’est suffisamment redressée pour attirer les investisseurs étrangers et obtenir le soutien de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international !

Pour que cesse le pillage d’un pays dont la population a sombré dans la misère, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, recommande l’interdiction immédiate de l’import-export de minéraux et de bois en provenance ou en direction de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi. Il a également suggéré que le Conseil de sécurité des Nations unies ordonne le gel des avoirs des rebelles soutenus par ces Etats. Un embargo sur les ventes d’armes à la rébellion et aux pays qui les soutiennent est aussi envisagé.

Les experts proposent, en outre, que l’ONU mette en place un mécanisme international pour poursuivre les principaux responsables du pillage. En tête de liste des profiteurs: le général en retraite Salim Saleh, frère cadet du président ougandais Yoweri Museveni, et son épouse Jovia, « qui a un intérêt particulier pour les diamants ». Jean-Pierre Bemba, leader du Front de libération du Congo (FLC), soutenu par Kampala, est accusé d’avoir pillé les banques et le café de la province de l’Equateur. Lui-même et le groupe Victoria, dont Salim Saleh est l’actionnaire principal, sont aussi soupçonnés d’avoir participé à la fabrication de fausses coupures de 100 francs congolais.

L’Ouganda et le Rwanda, principales cibles de ce rapport d’une cinquantaine de pages, n’ont pas tardé à protester contre les conclusions accablantes. Kampala jure, une fois de plus, que le gouvernement ougandais « n’est en aucune manière impliqué dans le pillage au Congo », et assure que des mesures « appropriées » pourraient être prises contre des particuliers dont la responsabilité serait prouvée. A Kigali, on se contente d’invoquer l’existence d’un accord de coopération économique entre les pays des Grands Lacs. Dès lors, « le Rwanda, le Burundi et le Congo autorisent leurs ressortissants à mener des activités commerciales dans toute la zone ».

Mais les parrains des mouvements rebelles congolais dénoncent surtout la partialité du document onusien, qui réclame des sanctions contre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, mais pas contre Kinshasa et ses alliés. Ils ont beau jeu: les auteurs du texte admettent eux-mêmes que « la masse de données recueillies est très déséquilibrée ». Les renseignements sur la participation du Zimbabwe – très impliqué dans l’exploitation du cuivre et du cobalt katangais -, de l’Angola – actif dans les zones diamantifères – et de la Namibie dans l’exploitation des ressources congolaises sont bien moins moindres en quantité et en qualité que ceux qui concernent le camp adverse. C’est la principale faiblesse d’un rapport néanmoins bien documenté et consternant.

Olivier Rogeau

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