Portrait du poète palestinien Mahmoud Darwich, Al-Amari, 2009. © Ernest-Pignon-Ernest--Courtesy-Galerie-Lelong-&-Co

Pignon sur rue

Brouillé avec l’art urbain ? Exposée au Botanique, à Bruxelles, l’oeuvre d’Ernest Pignon-Ernest réconcilie avec le street art à travers des images qui sortent des murs pour venir à notre rencontre.

Nombreux sont les visiteurs qui passeront à côté de cette oeuvre sans même la remarquer. Elle ouvre de manière symptomatique Empreintes (1), le parcours que Le Botanique consacre à Ernest Pignon-Ernest (1942), pionnier de l’art urbain à la carrière et aux prises de position exemplaires. Il s’agit d’un minotaure peint sur un papier journal. La pièce ne se trouve pas là par hasard. Elle dit la figure paternelle, celle de Picasso, avec laquelle l’artiste a dû en découdre pour exister sur la scène plastique. A l’origine de l’oeuvre de Pignon-Ernest, il y a le constat d’un échec, qu’il formule en ces mots :  » J’ai très vite su que je ne peindrais jamais Guernica « , devant un parterre de journalistes séduits par la simplicité du personnage. Enclenchons la marche arrière temporelle. Nous sommes en 1966. Formé à la peinture, le jeune homme qu’il est alors se pose d’autant plus de questions que l’actualité vient frapper à la porte de son petit atelier de Méthamis, dans le Vaucluse. A quelques encablures de son lieu de création, sur le plateau d’Albion, la force nucléaire française choisit d’implanter sa puissance de destruction.  » J’étais bouleversé. J’ai réalisé que la peinture elle-même échouerait à rendre compte d’un phénomène aussi puissant que celui-là : l’homme peut avec le nucléaire annihiler l’humanité… Il y avait désormais des centaines d’Hiroshima enkystés sous des champs de lavande « , précise l’intéressé.

Parallèlement, le Niçois découvre la célèbre photo prise par Matsumoto Eiichi à Nagasaki. Le cliché, réalisé en 1945 dans les décombres d’une base militaire, donne à voir les ombres d’un homme et d’une échelle que l’explosion atomique a littéralement projetés sur un mur à la manière d’une pyrogravure apocalyptique. Pignon-Ernest est ébranlé par la métaphore : face au nucléaire, l’homme perd sa consistance, il n’est potentiellement plus qu’une trace diffuse, un souvenir à peine matériel. Cette présence (l’image résultante) d’une absence (le corps soufflé par la déflagration) fonctionne à la manière d’une révélation pour l’artiste qui s’en explique :  » L’évidence s’est imposée que les lieux eux-mêmes étaient dévoyés et devenaient porteurs de contradictions, de tensions, du potentiel dramatique. C’était donc les lieux eux-mêmes qu’il fallait stigmatiser.  »

Dans la foulée de cette prise de conscience, Ernest Pignon-Ernest concrétise sa première intervention in situ. Il décide de cribler les rochers et les murs du plateau d’Albion d’un collage d’images au pochoir représentant la photographie évoquée plus haut. Sans le savoir, le Français vient de nouer à jamais pratique artistique et espace public par le biais de noces pudiques revendiquées sous l’intitulé  » art contextuel « . Coup d’accélérateur crucial : dès 1971, plus question d’utiliser le pochoir – une écriture qu’il juge somme toute  » assez pauvre  » et  » graphiquement binaire  » (2) -, l’intéressé passe aux collages, saturés d’effets de réel équilibrés par une invariable palette dominée par des nuances de blanc et de noir, qui possèdent l’avantage de contenir en eux-mêmes  » la possibilité de les refuser, de les détruire « . Quiconque s’en offusque peut les arracher sans autre forme de procès.

Pasolini assassiné, Naples, 2015.
Pasolini assassiné, Naples, 2015.© EPE et Courtesy Galerie Lelong & Co

En coulisses

Depuis plus d’un demi-siècle, l’art d’Ernest Pignon-Ernest consiste à  » faire parler les murs « , comme le précise très justement le commissaire de l’événement, Roger Pierre Turine. Cette démarche est bien plus complexe qu’il n’y paraît.  » Quand je suis face à un lieu, j’essaie de comprendre tout ce qui se voit et saisir tout ce qui ne se voit pas : l’absence, la mémoire, le symbolique… « , détaille l’artiste qui, à l’instar de Christo, finance tout seul son travail. Il est question pour lui de trouver  » une écriture pour les villes « . L’un des meilleurs exemples en la matière concerne Naples. Cette cité du sud de l’Italie, Pignon-Ernest la voit à travers le prisme de l’histoire de l’art, une manière de conversation ininterrompue avec les grands maîtres du pinceau. Le spectre de la peinture ancienne plane sur plusieurs des oeuvres que le plasticien y a laissées.  » La configuration de Naples est placée sous le signe du clair-obscur. De grandes habitations dessinent de sombres ruelles alors que par-dessus les toits le soleil est radieux, éclatant. Difficile de faire ville plus baroque.  » C’est donc de façon cohérente que l’artiste y a posé entre autres une Mort de la Vierge empruntée au Caravage aux côtés de deux vieilles femmes qui vendaient des cigarettes de contrebande sous le couvert d’un étal rempli de serpillières.  » Il m’est apparu un jour que ces deux Napolitaines pourraient être, elles et leur attirail, cette présence charnière entre l’image et la rue, cette présence que joue Madeleine au premier plan du tableau du Caravage « , se rappelle cet orfèvre de la citation picturale.

Mais il n’est pas seulement question de résonances esthétiques dans la démarche de l’artiste, l’homme est également une figure impliquée dans son siècle.  » J’ai dialogué avec tous les problèmes de mon temps « , confie-t-il. On se souvient en effet qu’en 1974, Ernest Pignon-Ernest n’avait pas hésité à convier  » le cortège des absents « , soit des centaines de familles noires apposées sur les murs de la ville de Nice au moment où celle-ci se jumelait, en pleine période d’apartheid, avec Le Cap. L’avortement, l’expulsion, la cause palestinienne, la migration, la prison… sont autant de thématiques que Pignon-Ernest interroge sans se laisser aller à un militantisme primaire. La littérature joue également un rôle crucial dans son oeuvre. Les figures de Rimbaud, d’Antonin Artaud, de Jean Genet, voire du Pier Paolo Pasolini des Ecrits corsaires ponctuent son travail. Enfin, sachant qu’il s’agit d’interventions qui n’existent que dans des lieux précis et à un moment donné, on notera que l’exposition bruxelloise n’en pâtit pas un seul instant, elle qui emmène le visiteur dans les coulisses et les archives de la pratique à travers de nombreuses esquisses, images préparatoires et archives. Le tout permet d’entrer dans le  » magasin mental  » mais aussi de pointer les doutes et les repentirs de ce pionnier à la démarche lumineuse.

(1) Empreintes, Ernest Pignon-Ernest : au Botanique, à Bruxelles, jusqu’au 10 février prochain. www.botanique.be.

(2) Ernest Pignon-Ernest, Conversation avec Roger Pierre Turine, éditions Tandem, 2018.

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