Où il est question du championnat belge d’orthographe, d’un aveugle et du Brexit.
La guerre froide est finie depuis longtemps. Maintenant, la guerre est tiède. Elle est posée là, sur le bord de la cuisinière. Et vas-y que je te la réchauffe ; vas-y que je te la retire de la plaque ; vas-y que je te la touille, avant de lui refermer son clapet, avec le couvercle et le communiqué de presse qui vont bien. Sans arrêt, le monde retient son souffle, avant de le reprendre, tout en fixant ce damné fourneau et sa guerre tiédasse. Au Geyser, Ulysse referma sèchement Le Vif/L’Express de la semaine, avec un acide haut-le- coeur. Le réfugié linguiste rwandais, en blouse d’instituteur, se disait que – décidément – on semblait tous prêts à accepter que des mains insensées battent le monde, comme un jeu de cartes. Ulysse, lui, avait toujours préféré les lettres aux cartes, postales ou non. Planté devant un grand tableau noir, entamant son premier cours de français au Geyser, il jubilait comme un petit coquin. Cherchant une règle (qu’il ne trouva pas), il empoigna un saucisson qui pendouillait à une solive, en expliquant à ses élèves :
– » L’accroche, mes petits ! La première phrase d’un texte doit être comme une poignée de mains avec le lecteur (le saucisson fit un grand huit). Elle est décisive : c’est elle qui va constituer le seuil que franchira ou non celui qui vous lit (le saucisson retomba comme un poing sur la table). »
Il y avait foule, pour cette première leçon : migrants, Britanniques naturalisés Belges (Brexit oblige) Flamands, SDF, Bruxellois sans le mot, et la petite troupe du Geyser, avide de remporter le prochain championnat belge d’orthographe, prévu en novembre. Pour l’occasion, chacun avait été équipé des outils proportionnés à sa nature et à ses forces : ainsi, Loulou, la louve du café, était attablée devant une machine à écrire aux touches géantes ; la Lorelei tenait une ardoise brillante dans laquelle elle pouvait se mirer ; le Fleuri était avachi dans son monde à compartiments, dans une chaise longue ; Paula trépignait, le regard clair, comme lessivé au citron et frotté à la peau de chamois, son carnet de commandes à la main. Heinrich, le seul Belge germanophone du café (qui ressemblait de plus en plus à Dufilho) avait hérité d’une machine à écrire de marque Continental, chopée aux puces, une bécane sur laquelle apparaissait le sigle » S.S. « , dès que l’on frappait la touche du 3. C’était d’un goût…
Au moment où Ulysse entama sa dictée, deux retardataires firent piteusement leur entrée : un aveugle énervé qui avait grand besoin de faire pipi et une femme politique à bout de nerfs. Le premier, cherchant les WC à tâtons, ne comprenait pas bien si on était dans une école ou dans un café. Quant à Theresa May, entendant l’incipit de la dictée d’Ulysse, elle décréta : » Le français est décidément aussi compliqué que le Brexit. Je vais faire comme d’habitude : je vais demander l’avis du Parlement. Que personne ne bouge ! » Et, pendant un très très très long moment, rien ni personne ne bougea plus, au Geyser.
Mais c’est pas tout ça. L’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20 h 15 !
Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité.