Peut-on rire de tout ?

Le père du Chat publie un essai trash et indigné pour dénoncer une société où l’humour est trop souvent bâillonné. Il s’en prend à tout le monde : homosexuels, musulmans, juifs, handicapés… Et catholiques, dont il caricature la Bible. L’essai suscite déjà la controverse.

Cela fait trente ans que Philippe Geluck marque les esprits avec ses traits d’humour burlesques ou philosophiques. Depuis 2010, le nom du dessinateur du Chat figure même dans le Petit Larousse. C’est l’une des personnalités belges francophones les plus en vue, jusqu’en France où il est apparu à la télévision aux côtés de Michel Drucker ou Laurent Ruquier. En mars dernier, le quasi sexagénaire donnait un nouveau tournant à sa carrière en arrêtant ses publications dans les journaux. Le premier résultat est décapant et suscitera la polémique.

Philippe Geluck sort simultanément Peut-on rire de tout ? – un essai trash et provocateur posant une question de plus en plus délicate – et un récit dessiné de 192 pages, La Bible selon Le Chat, qui parodie le livre religieux avec son personnage fétiche en guise de Dieu, de l’alcool et des amourettes interdites. Le tout ne fera pas rire tout le monde et c’est peut-être le but…

Pavés dans la mare

L’essai de Geluck est une invitation à la réflexion à l’heure où il n’est manifestement plus possible de rire de tout, estime le dessinateur devenu polémiste.  » Soyons clair, ce livre est une croisade contre les sales cons : les intégristes, les bornés, les exploiteurs d’autrui, les machos…, explique-t-il dans un entretien au Vif/L’Express. C’est un peu mon Indignez-vous !  » Une référence à l’essai de Stéphane Hessel, ce phénomène de l’édition qui incitait à la résistance. Le style, ici, est différent : absurde, caustique, délibérément provocateur.

Chapitre par chapitre, Philippe Geluck se demande si l’on peut rire des malades, des handicapés, de la femme, de l’homosexualité, des étrangers, des catholiques, des musulmans, des juifs, des noirs… Son humour flirte plus d’une fois avec les frontières du mauvais goût et teste l’état de santé de notre liberté d’expression en jouant sur le deuxième, le troisième ou le quatrième degré.

 » C’est un ouvrage irrévérencieux, loin des limites du conformisme, du politiquement correct, de la bienséance, souligne Anne-Sophie Stefanini, qui édite Peut-on rire de tout ? chez JC Lattès. La liberté d’expression est un bien précieux et donc toujours menacé. C’est pourquoi les livres comme celui de Philippe Geluck sont si importants. Il nous malmène, il grossit le trait pour provoquer un sursaut, une prise de conscience, un rire.  » Ne craint-elle pas les réactions outrées ?  » Je fais confiance au lecteur, à son sens de l’humour. Philippe Geluck ne s’interdit rien : il rit de la mort, de la maladie, il s’attaque à toutes les religions, il rit de nos défauts et il le fait avec courage, talent et un regard humain, un mélange de férocité et de bienveillance.  » La maison d’édition française croit en son succès : le premier tirage avoisine les 40 000 exemplaires.

La liberté d’expression malmenée

Le contexte dans lequel le père du Chat effectue son  » coming out  » engagé n’est pas anodin. Dans de nombreux pays, le rire peut mener ses auteurs en prison ou les exposer à de violentes représailles. Dans les sociétés occidentales aussi, la liberté de rire est sous pression. En 2005, des caricatures du prophète Mahomet publiées dans le journal danois Jyllands-Posten avaient suscité la colère des musulmans. Début 2013, la BD illustrant La vie de Mahomet de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo avait été à la source probable de l’incendie de ses locaux. Vu les crispations à l’égard de certaines minorités, l’humour se heurte à des susceptibilités qui le dépasse. Ce fut le cas encore pour des pamphlets critiques du monde catholique ou pour les sketchs de Patrick Timsit sur les enfants trisomiques.

 » Il y a très vite le danger aujourd’hui d’apparaître raciste, antisémite, islamophobe, christianophobe, constate Anne Morelli, professeur à l’ULB, spécialiste des religions et des minorités. Je le dis d’autant plus facilement que j’ai été dans le mouvement antiraciste pendant longtemps, et que je milite toujours pour cette cause. De même, on ne peut plus cibler une plaisanterie sur un groupe national. Or, sans stéréotype, il est impossible de faire de l’humour.  »

 » La caricature, c’est d’abord une charge, une attaque, ce n’est pas un robinet d’eau tiède, estime Christian Delporte, professeur au centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines à l’université de Versailles et spécialiste de l’humour médiatique. Une phrase lapidaire du caricaturiste Cabu résume bien les choses : « Un dessin, c’est un coup de poing dans la gueule. » Un média ne doit pas intégrer l’agenda politique, il se situe du point de vue de la liberté d’expression.  » Sans limites ?  » Si. Elles sont fixées par la loi et concernent les injures, la haine, la diffamation, la diffusion de fausses nouvelles…  »

 » La liberté d’expression est malmenée dans de trop nombreux pays totalitaires, confirme Pierre Kroll, caricaturiste. Cela m’inquiète, même si je suis persuadé que l’humour résistera toujours à tout.  » Le 25 septembre, l’université de Liège fera de lui un docteur honoris causa en compagnie de Plantu, dessinateur du Monde avec lequel il a créé l’association Cartoonists for peace, et de la Tunisienne Naida Khiari, révélée lors du printemps arabe. Un hommage à leur combat.  » Chez nous, ce n’est pas la censure officielle qu’il faut craindre, prolonge Kroll, mais davantage des formes d’autocensure. Pour des raisons commerciales, on ne veut pas choquer. Ou l’on se freine soi-même suite à des commentaires sur les réseaux sociaux. Peut-on rire de tout ? Oui, pour autant que l’intention ne soit pas néfaste. Ceux qui le font avec des arrière-pensées racistes ou homophobes, il faut tout faire pour les faire taire.  »

 » Pas condamnable  »

L’intention de Philippe Geluck n’est pas déplacée. Elle vise à titiller l’opinion avec des vues progressistes. A tester les frontières de la liberté d’expression. Les premières réactions recueillies par Le Vif/L’Express montrent qu’il ne sera pas forcément entendu comme il entend l’être. Patrick Charlier, vice-président du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, qui a lu le livre à notre demande, insiste toutefois :  » Il y aura peut-être des réactions indignées. Mais ce travail de Philippe Geluck n’est pas condamnable par la loi.  »

Par Olivier Mouton

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire