Voici à peine dix ans, l’idée de faire payer le droit de photocopier était farfelue. Aujourd’hui, Reprobel a collecté plus de 1 milliard de francs. Et les éditeurs font campagne
Le dernier numéro du Vif/L’Express est grand ouvert sur la vitre de la photocopieuse. Une pression du doigt sur le bouton vert et c’est parti pour 50 copies. Elles s’ajouteront à la revue de presse que les cadres de la société trouveront tout à l’heure sur leur bureau. Chaque jour, pourvu qu’il soit ouvrable, le geste est répété dans le pays à des milliers d’exemplaires. Geste tellement anodin et libre, apparemment, de toute obligation que les utilisateurs ont fini par croire qu’entre copiage et « copillage » d’oeuvres protégées, il n’y avait que l’espace d’un jeu de mots. Cette époque-là est révolue…
Dans les entreprises, mais aussi les écoles, les institutions, les copyshops, les bibliothèques, les cabinets d’avocats ou les petits commerces, on produit au total quelque 16 milliard de photocopies chaque année. Comment le sait-on ? La plupart des machines sont sous contrat de gérance auprès du fabricant. Et celui-ci facture selon le nombre de copies affiché au compteur. Cette montagne de papier n’est pas très ancienne. La photocopieuse ne s’est vraiment répandue qu’à partir des années septante. En 1995, on en comptait environ 130 000 dans le pays. Puis sont apparus le fax et le scanner, vendus respectivement à 88 000 et à 22 000 exemplaires en 1996, à un moment où ils étaient encore chers…
A cette époque, l’utilisateur agissait huit fois sur dix illégalement, sans s’en douter. Car, s’il peut à loisir reproduire son courrier, les textes de lois, ses documents bancaires ou des annuaires par exemple, il n’en va pas de même pour les oeuvres protégées : livres, écrits scientifiques, partitions musicales, photographies, dessins et articles de presse, notamment. En Belgique, on estime que cette catégorie protégée intervient pour 8,3 % du total des photocopies. Soit 1,3 milliards de reproductions par an pour lesquelles, jadis, il fallait théoriquement obtenir l’autorisation de l’auteur ou de l’éditeur. Théorie sans effet, bien sûr. Dès lors, « dans les écoles, note l’avocat Alain Berenboom, dans son ouvrage sur Le Nouveau Droit d’auteur (Larcier), les enseignants ont pris l’inquiétante habitude de distribuer à leurs élèves des extraits de manuels scolaires (contre remboursement du prix de la copie mais sans paiement aux auteurs et éditeurs), privant d’ailleurs leurs étudiants à la fois du contact avec le livre et de la possibilité pour eux de placer l’extrait dans son contexte. »
En 1994, les choses changent. La nouvelle loi sur le droit d’auteur due à Roger Lallemand (PS) règle l’affaire tout autrement : désormais, la photocopie à usage privé (pour le particulier), pédagogique (pour les écoles) ou à usage limité, interne et non commercial (pour les sociétés), se passe d’autorisation. Mais, en contrepartie, les utilisateurs doivent s’acquitter périodiquement d’une somme, au profit des auteurs et des éditeurs. La société Reprobel, constituée pour la circonstance, est chargée de collecter l’argent.
De l’idée, apparemment simple, à son inscription dans la loi et les faits, le chemin fut souvent tortueux. Frédéric Young, administrateur-gérant de Reprobel, se souvient : « Un jour de 1988 ou 1989, la Société civile des auteurs multimédia (SCAM), dont je m’occupe, a reçu 70 000 francs du Canada, pour des photocopies réalisées par des enseignants. C’est ainsi que nous avons découvert le principe des droits de reprographie. Au début, personne n’y croyait. Mais nous avons convaincu Roger Lallemand d’insérer un paragraphe dans sa loi du 30 juin 1994. Deux ans plus tard, nous avons réuni tous les acteurs concernés, dont la FEB (Fédération des entreprises de Belgique), qui freinait des quatre fers. Nous allions grever le système économique d’une charge insupportable, disait-elle. » Il faudra attendre octobre 1997 pour que soit pris l’arrêté d’exécution de la loi. Depuis l’été 1998, l’argent est perçu chez les utilisateurs par deux canaux : une rémunération forfaitaire, payée une seule fois via le fabricant lors de l’acquisition de la machine, et une rémunération proportionnelle, calculée en fonction du nombre de copies d’oeuvres protégées. Le tarif est variable (de 0,01 à 0,02 euro la copie) selon le secteur auquel on appartient.
Les éditeurs sensibilisent
Comme on ne place pas un inspecteur à côté de chaque copieur et que Reprobel veut éviter les lourdeurs paperassières, le système repose sur une déclaration annuelle de l’utilisateur ou sur un contrat fait « sur mesure ». Au besoin, Reprobel peut contester la déclaration. Ainsi, « l’enseignement catholique flamand avait donné instruction à ses écoles de nous déclarer 6 % de copies d’oeuvres protégées, raconte Young. Une expertise extérieure et un sondage à 1000 endroits ont montré que ce taux était en réalité de 32 % ».
A l’instar des sociétés analogues qui existent dans les pays scandinaves (à partir de 1973), aux Pays-Bas (1978) ou en Allemagne (1985), le système Reprobel fonctionne bien aujourd’hui. « Tous les usagers importants paient. Ils couvrent environ 55 % du préjudice », estime Young. Pour les années 1998 à 2000, la société a perçu 33,1 millions d’euros (1,3 milliard de francs) dont 90 % sont distribués, à parts égales, aux sociétés d’éditeurs et d’auteurs, belges et étrangères, qui les répartiront à leur tour aux ayants droit. En décembre dernier, la SCAM a déjà versé à des auteurs de 30 à 1 487 euros (de 1 210 à 60 000 francs). Et la Société de droit d’auteur des journalistes (SAJ), la plus grosse bénéficiaire du système, va répartir 2,58 millions d’euros (104 millions de francs) à ses membres.
Les éditeurs sensibilisent
Au royaume de la copie, le papier n’est évidemment pas seul en cause. Le succès foudroyant de l’Internet et des supports numériques a ouvert un immense terrain propice au « copillage » d’oeuvres protégées. Or il n’existe pas, ici, de système équivalent à Reprobel. Dès lors, on en revient au principe classique de l’autorisation préalable des auteurs et éditeurs, assortie d’un paiement éventuel. Mais qui le sait, dans le public?
Les éditeurs de la presse belge viennent à ce propos de lancer, à coups de pleines pages, une grande campagne de sensibilisation. « La production d’une information de valeur demande des investissements humains, techniques et financiers importants, rappellent Wim Criel et Philippe Nothomb, responsables de cette opération. Si nos publications ne sont plus rémunérées, nous ne pourrons plus exercer notre métier. » Une « charte d’utilisation » le rappelle donc : chacun est libre de consulter une publication, d’en citer de courts extraits et de la photocopier dans le cadre du système Reprobel. Mais il faut obtenir une autorisation pour, notamment, placer un article, une photo ou un dessin sur un site Internet ou intranet, le reproduire sur papier à des fins non privées ou le copier sur un support numérique.
Aussi justifiée que nécessaire, l’initiative des patrons de presse n’en provoque pas moins des grincements de dents chez les journalistes. « Les éditeurs écrivent que, « en général », les droits d’auteur des journalistes leur ont été cédés. Ce n’est pas exact, fulmine Alain Guillaume, directeur de la SAJ. Nous représentons les droits, totaux ou partiels, de 60 % des rédacteurs de la presse écrite. » Personne ne souhaite aller à la bagarre dans ces relations plutôt tendues. Mais le simple fait que certains éditeurs de la presse quotidienne francophone aient exigé de leurs journalistes salariés une cession totale de leurs droits sans prévoir la moindre rémunération en contrepartie n’a rien fait pour calmer le jeu…
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Jean-François Dumont