Serge Gainsbourg avait compris l'importance des arrangeurs. Ici avec Michel Colombier, en 1969. © JEAN-PIERRE LELOIR

Petits arrangements avec les chansons

Dans un ouvrage fleuve, Serge Elhaïk raconte Les Arrangeurs de la chanson française. Une plongée étourdissante dans un métier aux sources de la musique.

Epoustouflant !  » 2 158 pages, 370 photos, un million de mots et près de 9 000 noms indexés.  » Imprimé sur papier bible de 50 grammes, Les Arrangeurs de la chanson française (1) est la résultante d’un affolant travail de trente-deux ans et le décryptage de ce que l’auteur qualifie de  » mystère  » :  » Pour le grand public, c’est pratiquement un métier qui n’existe pas, coincé entre l’artiste, le producteur et le compositeur. Mais l’arrangeur a une fonction précise qui, pendant très longtemps, a consisté à écrire le score – la partition – de haut en bas, en positionnant cuivres, cordes, rythmique… Puis, le métier s’est spécialisé : certains ne travaillent que sur les cuivres, d’autres seulement sur les cordes, etc. Avec des approches et des profils très différents : Paul Mauriat, qui a fait les sept premières années d’Aznavour, avait pour principe de ne pas couvrir la voix du chanteur mais de trouver une intro, éventuellement un pont et la conclusion de la chanson. Alain Goraguer, qui a arrangé tout Ferrat – sauf le premier 45-tours – et a collaboré au début de la carrière de Gainsbourg, avait l’habitude de considérer la voix comme un instrument de l’orchestre.  »

Le livre de Serge Elhaïk est une véritable arche de Noé encyclopédique (2 kilos 820) qui semble avoir rassemblé toutes les espèces d’arrangeurs de la chanson française depuis près d’un siècle. Seule statistique malingre : à peine quatre femmes, sur un bataillon de deux cents noms.  » Marie-Jeanne Serero, surtout connue comme compositrice de musiques de films, a fait un gros succès avec Je vole, interprété par Louane, numéro 2 dans les charts français en 2014. Mais le métier reste quasi exclusivement masculin.  » Et fonctionne par cycles :  » Entre les années 1930 et la fin des années 1970, il s’installe une modernisation progressive. Avec une éventuelle jazzyfication : par exemple, le travail de Wal-Berg en 1937-1938 pour Trénet et des chansons comme Je chante ou Boum. Le son est formidable, également aidé par le modernisme du chanteur qui rejoint celui de l’arrangeur. On est très loin des orchestrations pour Fréhel ou pour le Félicie de Fernandel. A la même période, il faut aussi citer l’intéressant travail de Raymond Legrand, le père de Michel.  » Michel Legrand est l’un des rares arrangeurs connus du grand public. Peut-être parce que le brillant musicien qui  » révolutionne l’arrangement en allant vers un jazz plutôt traditionnel  » va délaisser la pratique (après huit-neuf ans) pour gagner d’autres galons plus médiatisés. Ceux de compositeur et de chef d’orchestre.

Serge Elhaïk, auteur d'un travail encyclopédique couvrant près d'un siècle de chanson française.
Serge Elhaïk, auteur d’un travail encyclopédique couvrant près d’un siècle de chanson française.© PHILIPPE CORNET

Les Trente Glorieuses passent aussi par le yéyé, généralement une transcription mimétique de tubes anglo-saxons, en particulier américains. Malgré la sonorité française – si pas franchouillarde – peinant à reproduire le génie coloré des plantureuses orchestrations US, les arrangeurs aident les chansons à passer la rampe. Serge Elhaïk s’enthousiasme sur  » Jean-Claude Petit ou Christian Chevallier, ce dernier faisant des merveilles sur les premiers tubes de Claude François, comme Belles ! Belles ! Belles !, une adaptation des Everly Brothers. Le travail consiste toujours alors à créer un score, et d’utiliser la page blanche, le crayon et la gomme.  »

La mort de l’arrangeur traditionnel

Pendant près d’un demi-siècle, les musiciens conviés aux sessions sont priés d’exécuter  » à la virgule près  » les instructions calibrées de la partition. Dans un contexte où un Eddie Barclay donne aux arrangeurs des moyens  » sans limite « , précise l’auteur,  » y compris si la demande est d’avoir un grand orchestre « . Et puis, à la fin des années 1970 et en début de décennie suivante, s’impose un nouveau et double phénomène. La nature des arrangements change au fur et à mesure de la popularisation des synthés : ceux-ci remplacent cordes ou cuivres et attestent de productions moins charnelles. A l’opposé, de nouveaux interprètes, tels Cabrel ou Lavilliers, travaillent avec une génération d’instrumentistes refusant de jouer aux singes savants.  » L’arrangeur traditionnel est mort « , jette Serge Elhaïk, citant le cas de Jean-Claude Petit, arrangeur de centaines de disques, notamment le merveilleux Terre de France de Julien Clerc, puis  » mis au chômage  » par le chanteur .

Petits arrangements avec les chansons

Le livre fonctionne comme un dictionnaire et un roman des possibles. Les interviews (jusqu’à 30 pages !) sont autant de récits de vies, de turbulences, d’amitiés, de réussites et de fêlures. Parmi les artistes qui comprennent l’importance du métier, Serge Gainsbourg. Sur sa route, quatre arrangeurs et autant de grands talents : Alain Goraguer, Michel Colombier, Jean-Claude Vannier et Jean-Pierre Sabard. Fameux pour une poignée de réussites gainsbourgiennes majeures – dont Histoire de Melody Nelson dont il coécrit quatre des sept titres – Vannier va réaliser ses propres disques et se produire en scène. Se servant occasionnellement d’instruments-jouets pour enfants. Histoire de dire que le monde de l’arrangement est aussi celui de rêves d’éternelle jeunesse de la chanson ? Sujet qui semble en tout cas intéresser le public : l’ouvrage a presque épuisé son premier tirage de 1 300 exemplaires, un second devant regarnir les librairies courant février.

(1) Les Arrangeurs de la chanson française, par Serge Elhaïk, éd. Textuel, 2 158 p.

Cinq symboles

Non, je ne regrette rien, Edith Piaf, 1956

Charles Dumont, le compositeur, raconte à propos des arrangements de Robert Chauvigny :  » Les arrangements et les orchestrations sont parfaitement en situation, témoins du talent et de la sensibilité du musicien. Il a apporté une chose décisive dans son orchestration, car à un certain moment il a ressenti le besoin de monter d’un demi-ton l’une des notes d’un accord que j’avais primitivement écrit et qui revient souvent dans la chanson. Cette fameuse note (do dièse) fait toute la différence et a transformé la couleur musicale de Non, je ne regrette rien.  »

Mathilde, Jacques Brel, 1963

Cette chanson, l’une des préférées de Brel, montre tout l’art de l’arrangeur François Rauber qui écrit ses contrechants pour divers instruments en s’adaptant parfaitement aux paroles, sans oublier la partition de piano jouée de façon virtuose par Gérard Jouannest, le compositeur de la musique.

Requiem pour un con, Serge Gainsbourg, 1968

Musique de Serge Gainsbourg et Michel Colombier. Arrangement très avant-gardiste de ce dernier avec son beat visionnaire qui a vraiment marqué les esprits. Le remarquable Pierre-Alain Dahan est à la batterie.

C’est extra, Léo Ferré, 1969

Grand succès de 1969. L’arrangement de Jean-Michel Defaye est parfaitement original, bien adapté à la chanson, avec utilisation de l’orgue Hammond joué par Georges Arvanitas.

La Java de Broadway, Michel Sardou, 1977

L’arrangement signé Benoît Kaufman s’apparente à l’univers des comédies musicales et des grands orchestres américains qu’affectionne Sardou. Kaufman s’en donne à coeur joie avec une section de cuivres du tonnerre qui swingue formidablement.

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