« Peindre est étrange »

Guy Gilsoul Journaliste

En 1975, Jan Cox entamait une nouvelle série de toiles sur le thème de l’Iliade. Parmi elles, quelques ultimes chefs-d’oeuvre, actuellement réunis à Bruxelles

A 56 ans à peine, Jan Cox était usé, mordu par le doute, raviné par l’angoisse: « Il y a, de nos jours, écrivait-il, des gens courageux qui, non sans danger, partent à la découverte de la Lune. Explorer son propre « moi » est pour le moins tout aussi risqué. » A cette époque, après déjà plus de trois décennies de peinture et un séjour de vingt ans aux Etats-Unis, il revient à Anvers: la ville où, après La Haye où il est né et Amsterdam où il grandit, il apprit à peindre, en 1936. Six ans plus tard, les nazis confisquaient déjà plusieurs de ses toiles au nom de la lutte contre la laideur et l’art dégénéré.

Pourtant, il lui faudra attendre les années 1960 et l’impulsion créatrice soufflée tout à la fois par Picasso, Matisse, le mouvement Cobra et, surtout, l’expressionnisme abstrait pour que se révèle, alors qu’il vit outre-Atlantique, la singularité d’une oeuvre à nulle autre comparable et qui lui vaudra d’emblée la reconnaissance de Curt Valentin, l’un des plus grands galeristes new-yorkais. On y rencontre Orphée et Eurydice, Judith et Holopherne, Socrate, Jésus, des guerriers et des captifs, des oiseaux ensanglantés, des chevaux en pleurs, des papillons tristes et des serpents volants, noyés ou surgissant d’un maelström chromatique. Debout dans cette ancienne chapelle qui lui sert d’atelier, la toile couchée à ses pieds, Jan Cox est alors prêt au combat. Les mots de l’Iliade le frappent plus fort que jamais: il est Achille, Agamemnon et tous les autres: dieux, héros, mortels et victimes de tous les Vietnam passés et à venir. Une fois encore, il va chercher, au plus profond de son âme, les signes premiers pour dire l’émoi face à la violence guerrière qui a surpris ses 20 ans et l’habite depuis. Mais il lui faut faire vite, parce qu’il ne sait combien de temps il pourra encore tenir tête à la peinture et au monde. Dans ses valises, il a raporté de Boston une série de croquis préparatoires. Ils lui ouvrent la voie, mais ne tracent point de chemin: « Peindre est étrange », ajoute-t-il. Car, au fil de l’exécution, la confusion progresse et d’autres messages surgissent, forçant la main à poser le vert et l’orange et, de même, le contour d’une forme qui sera tête de mort ou oiseau bleu, horizon rouge ou magma cendré. L’urgence lui commande d’abandonner l’huile au profit de l’acrylique. Les teintes s’étirent, plates ou modulées, jetées en pâture à d’autres, qu’elles exaltent ou assassinent.

Pouvoirs hypnotiques

Cette laideur-là est d’une beauté foudroyante et personne n’échappe à ses pouvoirs hypnotiques: « Après quelques instants de bonheur qui suivent la fin du travail, écrit-il, la confusion m’envahit… et tout repart. » Cette quête-là ne finirait-elle donc jamais? Cinq ans plus tard, Jan Cox quitte le champ de bataille, ferme la porte de son atelier et se suicide.

Si la Belgique, à travers ses musées, reconnut vite la valeur de Jan Cox (le musée d’Ixelles vient encore récemment d’acquérir une de ses oeuvres et les musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles en possède cinq), sa peinture n’a jusqu’ici, trouvé le succès qu’elle mérite. Puisse cette mise sur le marché de quelques-uns de ses ultimes chefs-d’oeuvre attirer l’attention de tous ceux qui refusent la rumeur publique et l’art spectaculaire. Tous ces humanistes qui, comme Pierre Schneider (auteur de Petite Histoire de l’infini en peinture, éd. Hazan), savent que « plonger en soi, c’est remonter au déluge, à moins qu’il ne remonte vers nous comme l’eau au fond des trous que les enfants creusent dans le sable des plages ».

Bruxelles, galerie Mineta Move. 32, rue des Minimes. Jusqu’au 27 avril. Du mardi au samedi, de 14 à 18 heures. Tél.: 02-512 27 26.

A voir aussi, aux mêmes dates, les sculptures de Wilfried Pas, l’un des compagnons anversois de Jan Cox.

Guy Gilsoul

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