Peau d’ourse

Un dieu volage, sa bobonne jalouse et une nymphe transformée en plantigrade. La Monnaie reprend La Calisto, chef-d’ouvre de l’opéra baroque du xviie siècle, dans la production légendaire de feu Herbert Wernicke. Chaud devant !

Alors voilà. Du haut des cieux, Jupiter, très porté sur la chose, a aperçu sur terre une petite personne à son goût. La jeune nymphe, qui s’appelle Calisto, est une suivante de la prude Diane. Autrement dit, pas touche ! De fait, une première approche un peu directe échoue lamentablement. Piqué au vif, conseillé par son fils Mercure, Jupiter choisit la ruse : déguisé en Diane, affublé d’une jupette mauve et de rigolotes pantoufles dorées, le lourdaud ravit Calisto aussi sec. Et quand on dit ravir, ce n’est pas du bout des lèvres : dans la grotte où il l’a attirée, c’est  » caisse « , ni plus ni moins. Quand elle en ressort, le feu aux joues, la demoiselle a vraiment découvert le contraire de la chastetéà en étant persuadée que c’est Diane qui l’a menée au septième ciel. Et on se dit deux choses, d’emblée : d’abord, que c’est une sacrée écervelée (un peu comme le Petit Chaperon rouge qui ne  » capte  » pas que sa mère-grand sent furieusement le fauve). Ensuite, que, pour une débutante, elle prend très rapidement goût aux plaisirs saphiques. Maisà autant être prévenu : toute la mise en scène d’Herbert Wernicke est truffée d’allusions sexuelles flagrantes, avec des scènes mimées de masturbation et de sodomie sans équivoque, et sans que, curieusement, ces délires érotiques jettent la moindre obscénité sur l’ensemble. On rit, comme durent le faire les spectateurs vénitiens du xviie siècle, devant l’évocation de ce panthéon très humain, ces dieux de l’Olympe de chair et de sang, tous absolument dépourvus de pensées nobles ou de sublimes ambitions. Quand Junon, épouse de Jupiter, a écho des nouvelles débauches de son homme, elle pique une colère de mégère, et on devine que ça va barder du tonnerre. Quant à Jupiter, authentique aïeul de tous les dons Juans, secondé par son complice Mercure (un vrai  » Leporello « ), il semble taillé sur mesure pour une opérette d’Offenbach – même si, au terme du dernier acte, il s’amende, en promettant à Calisto une présence éternelle parmi les étoiles (maigre consolation), après que Junon, jalouse, eut changé la jeune innocente en grizzli, en concluant d’un pathétique et cruel :  » Et que ses soupirs se mêlent désormais à ses grognementsà « 

Rires et larmes, donc. Quand Francesco Cavalli compose La Calisto, en 1651, ce chef- d’£uvre de poésie et de sensualité est déjà sous-titré  » étrange mélange de gaieté et d’affliction « . Quand, en 1993, Herbert Wernicke, avec le chef d’orchestre René Jacobs, réveille ce drame musical à la vie, le grand metteur en scène allemand – décédé au printemps 2002 – nourrit une vision désillusionnée de l’existence. C’est un lecteur assidu de l’Ancien Testament. Imprégné de tradition protestante, il raconte sans relâche la vacuité d’un monde désenchanté. Que lui a-t-il fallu plonger aux tréfonds de l’âme humaine, pour porter un regard aussi joyeusement méchant sur l’opéra ! Si fascinante pour les sens, sa Calisto mêle scepticisme et utopie, ironie et désespoir, rationalité et folie, comique et tristesse. Et l’on s’émeut que cette £uvre ancienne ait encore tant à raconter de nos propres inquiétudes. Quand Junon (la Lettonne Inga Kalna) se justifie du châtiment injuste qu’elle a imposé à Calisto (la sublimement naïve Sophie Karthäuser, à la voix souple, claire et bien timbrée), dans un cahier de doléances que pourraient rédiger toutes les épouses trompées ( » La nuit, nos maris volages sont épuisés, toujours endormis ou irritésà « ), on sent qu’elle se trouve moche, et sa culpabilité fait pitié. Le grand bêta de Jupiter (le baryton Johannes Weisser, génial quand il produit sa voix  » feinte  » pour parvenir à ses fins) se mord les doigts. Même Diane (Caitlin Hulcup), cette  » despote de vierges « , a du mal avec ses v£ux. Et le public ne sait plus quoi, écartelé entre deux attitudes extrêmes (une jouissance sans entraves, une chasteté désespérante) qui, pareillement, s’avèrent tout aussi accablantes, dans ce jeu d’une terrible gravité, situé dans nos c£urs entre abîme et firmament célesteà

La Calisto, à la Monnaie, à Bruxelles, jusqu’au 1er mars.

Valérie Colin

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