Patrick Roegiers  » Un pays sans ego n’a pas d’avenir ! « 

Invité de l’émission Noms de dieux d’Edmond Blattchen, l’écrivain Patrick Roegiers se  » lâche  » : la Belgique est un pays sans mémoire, sans ego et sans projets. Explications.

Le Noms de dieux (1) que l’on pourra découvrir ce dimanche 26 février sur La Deux restera dans les annales des grands moments télévisuels. Maître en maïeutique, cet art tout socratique d' » accoucher  » la parole de son interlocuteur, Edmond Blattchen a trouvé le ton juste pour capturer la part de vérité intime de l’écrivain belge Patrick Roegiers, qui s’y dévoile comme jamais. A nu, sans fards ni masques, l’auteur d’ Hémisphère Nord et de La Nuit du monde y évoque sa famille, sa jeunesse à Ixelles, son exil en France dès 1983, son rapport passionnel avec la Belgique et bien d’autres choses. Au sortir de cette émission-vérité, Patrick Roegiers nous a confié ses impressions et livré, en exclusivité, le titre de son prochain roman dont la Belgique sera l’un des personnages principaux : Partir est une fête.

Le Vif/L’Express : Comme titre de l’émission, vous avez choisi  » Godferdoem « , un mot  » belgissime « . Vous évoquez les assonances, la chair de la langue belge, Michaux et Ensor. Pour certains, il y aurait presque un côté  » provoc  » à parler de langue belge dans le contexte actuel.

Patrick Roegiers : Quelle provocation y a-t-il à dire le mot  » belge « , aujourd’hui ? Je suis belge. C’est écrit sur mon passeport. La  » belgitude  » cache la honte d’être belge. Je n’ai pas de fierté à être belge. Je n’ai pas le choix. C’est comme ça. La langue belge n’existe pas. Il revient à l’écrivain de l’inventer. Godferdoem est un mot formidable, subtil et chargé de sens. Quant au contexte actuel, je ne m’en soucie pas. Si cela provoque, tant mieux, mais ce n’est pas mon intention.

 » Les Belges se voient sans identité et sans histoire. Ils n’ont pas d’ego « , dites-vous. A l’heure de la mondialisation, qui a tendance à estomper les identités nationales, n’est-ce pas au fond plus un atout qu’un problème ?

Un pays sans ego n’a pas d’avenir. Il est voué à disparaître à court terme. Un journaliste japonais a écrit il y a quelques années que la Belgique était la capitale de la Flandre ! Ça dit tout. L’Europe a besoin de pays forts. C’est un patchwork d’identités. Sur l’échiquier du monde, la Belgique se dissout comme un cachet d’aspirine dans un verre d’eau. C’est l’aboutissement d’un fantasme. Disparaître, enfin ! L’autre fantasme est la scissiparité. Il est en cours d’accomplissement.

Comme images, vous avez choisi le tableau du pape de Francis Bacon, et aussi le stade du Heysel au moment de la catastrophe de 1985. Deux  » territoires de guerre « , dites-vous. Pourquoi avoir choisi ces images qui évoquent à la fois le cri et le carnage ?

La force de l’art face à l’indifférence, la bêtise, la couardise et l’ignorance. Ce pays est plongé dans une sorte de guerre civile. Une guerre blanche. Comme la Marche blanche. L’art est là pour réveiller, pas pour endormir. Le tableau de Bacon répond au titre de l’émission. C’est une exécution capitale. Pie XII hurle sur la chaise électrique. Il est éclaboussé par sa bonne conscience. Et l’hypocrisie de l’Eglise. L’art bannit l’innocence, et fait jaillir la beauté. Dans sa crudité pure.

Vous évoquez vos parents, en établissant une relation entre leur divorce après cinquante-quatre ans de mariage et le  » divorce belge « . Quelle serait votre lecture  » psychanalytique  » de la situation belge ?

J’en ai souvent parlé. Je suis pour la complémentarité des contraires. Le génie de ce pays, c’est la différence des cultures. Non pas leur opposition, mais leur complémentarité. Séparées, les deux communautés disparaîtront. La Flandre se divisera par elle-même. Bruges contre Anvers. Et Malines contre Alost. Beau programme ! Quant à la Wallonie, n’en parlons pas. Mons, Charleroi, Namur, Arlon, Liège. Qu’est-ce que cela représente ? Rien. On revient aux Etats bourguignons et à Charles le Téméraire.

Pour la première fois, vous évoquez publiquement vos difficiles relations avec votre mère. Vous dites avoir raté en quelque sorte les choses avec elle. Quels sentiments cela vous inspire-t-il à l’heure actuelle ?

Il ne s’agit pas d’un secret de famille. Il s’agit d’une clé de mon histoire. Elle permet de comprendre ce que j’écris. Et qui je suis. Je ne suis pas un adepte de l’autofiction. Je suis un écrivain de la méthode et du projet. Cela n’exclut pas la présence. Ni l’humour ni l’émotion. On le verra dans mon prochain roman Partir est une fête, qui paraît en septembre chez Grasset.

Il y a une forme de transmission avec Le Journal d’Aurore, que vous avez tenu depuis la naissance de votre fille jusqu’à ses 12 ans. L’histoire continue en quelque sorte ?

L’histoire est une continuité. Le passé, c’est l’avenir. L’avenir, c’est le présent. Je ne suis rien sans mes enfants. Ils me constituent. Et sont autant que mes livres ce que j’ai fait de mieux. Et la seule chose qu’on ne peut pas me reprendre.

Dans le chapitre sur le  » pari « , vous vous montrez pessimiste sur l’avenir de la Belgique, soulignant que la séparation vous semble, à terme, inéluctable. La Belgique, dites-vous, ne communique plus que dans le funèbre. Comment envisagez-vous l’avenir immédiat de ce pays ?

Je l’ai déjà bien assez dit. Et j’explique aussi que l’optimisme n’est pas de mise. Plus de 500 jours pour former un gouvernement n’est pas un signe de bonne santé. Quelle misère ! C’est une rémission. Un sursis. On a annoncé naguère l’euthanasie active. C’est terrible à entendre, mais c’est le cas. La Belgique est en mauvais état. C’est un Etat malade.

Vous dites que le problème de la Belgique, c’est qu’elle est devenue un pays sans projet, qui ne rêve plus de lui-même. Pourtant, il y a chez certains un agenda, une aspiration nationale flamande, dont vous dites avoir pris conscience lors d’un débat avec des intellectuels.

Effectivement, les Flamands ont un projet. Le désir d’accéder à leur indépendance. Et à leur histoire. De former une nation flamande. Qu’est-ce que cela donnera ? 6 millions de Flamands, c’est plus que les Danois. Un tout petit pays. C’est une question névrotique, sinon hystérique. Les grands hommes politiques flamands ont déserté ce pays. Verhofstadt, le meilleur. Même Leterme est parti. Il allait faire exploser la Belgique. On n’a rien vu. Bart De Wever est un nationaliste, républicain et anti-monarchiste. Les Flamands ne se disent plus belges. L’émancipation de la Flandre se fera au détriment de la Belgique. Les francophones ne veulent rien. Ils se disent bruxellois, namurois, etc. A quoi ça rime ?

Vous évoquez la montée des extrémismes et les difficultés de formation du dernier gouvernement. Que vous inspirent ces dangers ?

La faiblesse économique, la crise, la précarité, le cynisme, le manque de repères, de cohésion sociale, les drames en cascade sont le lit de l’extrême droite. Chacun le sait. Trois entités composent ce pays : les gens, le roi et les artistes.

Par rapport à la Belgique, quel est  » l’état présent de votre esprit  » ?

Mon rapport à ce pays est pire qu’il y a trente ans, quand je suis parti. Je ne suis pas un porte-drapeau.  » Mon nombril n’a pas de trou « , comme dit Brel. C’est Luc Tuymans qui a déclaré dans Le Monde qu’il était  » le dernier des Belges « . Ma vie, c’est la création. Je ne connais aucun artiste qui ne se dise pas belge. Tout ce que je dis est métaphorique. Le poétique EST politique.

Ce que je dis de moi est aussi important que ce que je dis de la Belgique. Si tous les Belges s’intéressaient à leur histoire autant que moi, ce pays se porterait sans doute un peu mieux. Reproche-t-on à Thomas Bernhard de parler de l’Autriche ? A Joyce de parler de l’Irlande ? A Vargas Llosa de parler du Pérou ? Dans cette émission, je parle en mon nom. Un dernier mot :  » L’union fait la force. Divisés, nous périrons.  » Qui a dit ça ? Laurel et Hardy, dans Marchands de poissons, en 1932.

(1) Noms de dieux, le dimanche 26 février, à 22 h 45 sur La Deux.

PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN GAILLIARD

 » L’art est là pour réveiller, pas pour endormir « 

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