Antibes, Claude Monet, 1888. © THE SAMUEL COURTAULD TRUST, THE COURTAULD GALLERY, LONDON

Passions privées

Les collectionneurs sauveront-ils le monde de sa laideur ? Réponse ouverte à la fondation Vuitton de Paris, qui expose le mécénat impressionniste de Samuel Courtauld ainsi qu’une sélection d’oeuvres en propre.

C’est la peinture qui est au centre de la fondation Vuitton de Paris avec un double accrochage, La Collection Courtauld, le parti de l’impressionnisme, auquel répond de façon plus récente La Collection de la Fondation, le parti de la peinture en présentant des oeuvres issues de la Fondation elle-même. Soit 107 oeuvres pour le fonds Samuel Courtauld, industriel anglais et collectionneur né en 1876 à Braintree et mort en 1947 à Londres, fondateur du Courtauld Institute of Art et de la Courtauld Gallery à Londres en 1932 (62 peintures, 45 oeuvres graphiques, auxquelles il faut encore ajouter 10 aquarelles de William Turner) et 110 toiles, tant abstraites que figuratives, pour le volet relevant de la Collection Vuitton, et signées par 23 artistes internationaux, des années 1960 à nos jours.

Ne pas être candide quant à ce qui est sous-entendu à travers ce panorama ( lire plus bas) n’empêche pas le visiteur d’effectuer une visite ponctuée de moments de ravissements esthétiques. S’il ne fallait en retenir qu’un seul – en dehors d’ Un Bar aux Folies Bergère (1882) de Manet, toile-mirage sublime faisant converger les regards du client, du peintre et du spectateur, pour laquelle tout semble avoir été dit -, ce serait cette vue de la Méditerranée signée Claude Monet, Antibes (1888), dont l’arbre secoué par le vent et les montagnes s’estompant doucement emmènent le regardeur de l’autre côté du temps. On retrouve ce même souffle de la peinture dans une toile d’Auguste Renoir, Printemps à Chatou (ca. 1873) dont la lumière fondue s’affiche comme un pur instant de grâce. Il y a aussi le Nevermore (1897) de Gauguin, huile sur toile dont la débauche ornementale compose une sorte de symbolisme primitif assez inédit dans l’histoire de la peinture. Pour ce qui est de l’autre pan de l’événement, les émois ne manquent pas non plus. Sculpture monumentale et minimale de Carl André, laque émaillée sur photographie de Gerhard Richter, outrenoir de Soulages, ensemble panoptique et expressionniste de l’Américaine Joan Mitchell ou encore appropriation jubilatoire de Raymond Hains. Le clou du spectacle ? A nos yeux, la Grande écriture noire (1979) de Jesús Rafael Soto, grand format cinétique réalisé à partir d’éléments métalliques. Le tout pour un effet de dessin opéré dans l’espace doublé d’une vibration absolue. A noter aussi : une pièce consacrée au travail d’Ettore Spalletti, qui explore la couleur d’une façon unique. L’Italien capte les nuances du ciel et de la mer comme personne. Ces deux immensités qui, on l’espère, n’appartiendront jamais à personne…

20.2.08, Gerhard Richter, 2008.
20.2.08, Gerhard Richter, 2008.© COLLECTION FONDATION LOUIS VUITTON, PARIS. GERHARD RICHTER 2019

Sur la figure du collectionneur

Car faut-il le rappeler ? Dans Ethique à Nicomaque, Aristote opposait déjà deux rapports à l’argent. D’une part, la  » chrématistique « , soit l' » art de s’enrichir, d’acquérir des richesses sans autre finalité que le plaisir personnel « , d’autre part, l’économie, caractérisée, quant à elle, par un usage sain de l’argent ayant le bien-être de la communauté pour horizon. Au xixe siècle, Balzac imaginait le parangon de l' » auri sacra fames  » – la  » maudite soif de l’or  » selon les mots de Virgile – en la personne de Félix Grandet, dont la fille Eugénie a fourni son titre à un roman devenu depuis classique. La figure du tonnelier saumurois ne s’y réduit pourtant pas à celle du sempiternel avare tel qu’il émaille la littérature et le théâtre. L’homme est double : il n’est pas que thésauriseur assis sur sa fortune, il se révèle également visionnaire, héros productiviste de la finance. Comme l’a écrit l’auteur de LaComédie humaine, Grandet est le fruit d’une époque  » où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les moeurs « . Cette caractéristique pousse à le rapprocher du profil ambigu du  » collectionneur  » tel que la fondation Vuitton de Paris s’emploie à n’en retenir que la légende dorée au fil de sa programmation.

A la suite des accrochages consacrés à Sergueï Chtchoukine, Jean Pigozzi ou du brelan de richissimes collectionneuses américaines à l’origine du MoMA, à New York, il n’est en effet pas trop d’écrire que le concept de  » passions privées  » – pour reprendre l’intitulé d’une exposition de 1995 imaginée par Suzanne Pagé, directrice artistique du lieu – innerve ce temple de l’art.

Quid de la dualité ? Entre la silhouette du mécène comme nouvel Harpagon ou génie qui épouse la vie économique de son temps, il est évident que Bernard Arnault a tranché. Impossible de ne pas noter la fascination dangereuse du président des lieux, qui loue la chose picturale en ce qu’elle  » ne cesse d’enfreindre ses propres règles et de se réinventer « . Marx n’aurait pas mieux dit du capitalisme. Il suffit de lire ses commentaires élogieux à propos de Samuel Courtauld, qu’il envisage sans doute comme une sorte de pair.  » Il a perçu instinctivement, librement, ce que les institutions publiques étaient réticentes à admettre « , écrit le milliardaire à propos de l’homme qui a  » imposé en Grande-Bretagne la peinture moderne impressionniste et postimpressioniste du continent à une époque où le goût pour les écoles nationales prédominait encore dans le royaume.  » Quoi qu’en pense l’homme d’affaires, il n’y a rien de  » nécessaire  » dans ce qu’il est advenu des courants picturaux mentionnés. Cette prééminence d’un rayonnement français sur  » les écoles nationales « , qui peut être perçue comme une revanche sur le triomphe économique actuel du monde anglo-saxon, pourrait bien n’être qu’une histoire de l’art élue, grâce à la puissance de l’argent, parmi des milliers d’autres récits possibles. On peut également interpréter cette prise de position comme une énième variation en forme d’ode à la liberté d’entreprendre, culte que chacun est invité à célébrer. On le sent : sous des dehors neutres et policés – il est bien sûr question de  » partager l’expérience de l’art à un large public  » – le feu sociologique couve. Une sorte de  » place à ceux qui entreprennent  » prouvant qu’il s’agit bien d’une bataille idéologique pour imposer les valeurs symboliques.

La Collection Courtauld (jusqu’au 17 juin prochain) et La Collection de la Fondation (jusqu’au 26 août prochain) : à la fondation Louis Vuitton, à Paris. www.fondationlouisvuitton.fr.

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