Passion Bruegel

Guy Gilsoul Journaliste

Outre un dessin récemment découvert, le musée Mayer Van Den Bergh, propriétaire de la célèbre Dulle Griet, réunit, pour la première fois, une quarantaine de gravures.

Lorsque en 1555, Pierre Bruegel (1525-30 – 1569) revient d’Italie où, comme les autres peintres de son temps, il s’est immergé dans l’art de la Renaissance, l’orage gronde en nos régions. Les catholiques détiennent le pouvoir. En face, les réformistes dont Erasme d’un côté, Luther de l’autre, ont donné le ton. Et on ne badine pas avec ces questions. Charles-Quint menace publiquement les hérétiques d’exécution :  » Les hommes par l’épée, et les femmes enterrées vives.  » La peur gagne mais Anvers, la fière, se défend. La richesse de la ville, son cosmopolitisme et son orgueil lui donnent des ailes. Les idées nouvelles ont le vent en poupe et l’apport des humanistes ultramontains séduit. D’où le succès du  » Compas d’or « , la maison de l’éditeur Plantin qui publie à tour de bras, même des textes incendiaires.  » Aux Quatre vents « , dirigée par l’éditeur d’estampes Jérôme Cock, ce sont des images que l’on vend. Les unes sont des reproductions de tableaux célèbres du Titien ou encore de Michel-Ange. Elles serviront d’exemples à suivre comme les vues d’architectures et les modèles d’ornements ou de scénographies. Les autres gravures sont des créations proposées à l’entreprise par une trentaine de dessinateurs parmi lesquels Pierre Bruegel. Le genre du  » paysage  » y occupe une place importante, mais comme il en faut pour tous les goûts, le magasin propose aussi des allégories, des scènes mythologiques et d’autres bibliques, et puis des moments de vies simples soulignant le caractère champêtre de nos campagnes. Cela plait à Bruegel qui aime les petites gens, leur franc-parler, les proverbes populaires, les fêtes de carnaval. Bruegel ne réalisera lui-même qu’une seule eau-forte mais il proposera 64 dessins dont les deux tiers sont réunis dans l’exposition.

Des graveurs (Pieter Van Heyden, Jan et Lucas Duetecum…) s’emploieront ensuite à traduire dans le cuivre par la taille et la pointe, les compositions du peintre qui apparaîtront, au final, plus contrastées, plus sèches et, surtout, pour la plupart, inversées. La gauche à droite et vice versa. N’empêche. On se régale devant ces £uvres fourmillant de traits et de formes rondes, de personnages occupés à mille tâches mais aussi d’animaux fabuleux et d’hybridités de toutes sortes dont le décryptage est loin d’être évident. Si le sourire est de mise, il s’agit aussi d’y voir, ici, l’émerveillement, là, sous couvert, la peur, la critique et la dénonciation. C’est vrai pour la série des Proverbes et Les Péchés capitaux, mais davantage encore dans un ensemble qu’on épinglerait aujourd’hui sous l’appellation  » fantastique  » et qui, au départ, était bel et bien redevable à Jérôme Bosch (mort vers 1516). Ce ne sera plus le cas plus tard. Ainsi, l’un de ses chefs-d’£uvre peint en 1560, la Dulle Griet, parfois aussi appelée, Margot l’enragée, autre point fort de l’exposition et chef d’£uvre de la collection permanente du musée. Qui est cette héroïne casquée prête, l’épée à la main et les ustensiles de cuisine en réserve, à en découdre avec l’enfer lui-même qui l’attend, la gueule ouverte ? Avec elle, le monde naturel, celui où les hommes ont le pouvoir, est mis sens dessus dessous. Les femmes ont pris le pouvoir. Au bout d’un pont, une de ces héroïnes déculotte un homme, une autre ficelle un démon sur un coussin alors que d’autres hommes, apeurés, se sont réfugiés dans un grand chaudron… La démonstration, toute carnavalesque d’esprit (on évoque aussi une critique de l’avarice) recèle cependant d’autres informations, parfois dissimulées, là derrière une expression orale, là sous le masque allégorique ou encore, tout simple- ment noyée dans un trop-plein d’images inattendues. C’est que Bruegel, à la différence de Bosch, n’est pas un homme pieux, mais un humaniste de son temps revendiquant, avec le rire et la vulgarité parfois en bandoulière, sa dénonciation de l’ordre toujours trop établi.

L’îuvre inédite de Pierre Bruegel. La collection secrète d’Anvers, Museum Mayer Van Den Bergh, Lange Gasthuisstraat, 19 à Anvers. Du 16 juin au 14 octobre, du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. www.museummayervandenbergh.be

Guy Gilsoul

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