Passé présent

Intégrales, rééditions, anthologies et beaux livres se multiplient dans les rayons de bande dessinée. Une vague de fond plus qu’une mode, entre madeleine, soif de légitimité et impératifs économiques.

On l’a déjà écrit ici, mais on ne se lasse pas de le constater : si la bande dessinée du XXIe siècle permet vraiment d’aborder tous les sujets, sous toutes les approches, celle du siècle précédent fait plus que de la résistance ; elle est presque devenue un genre en soi, extrêmement présent ! Présent sous des formes très diverses, qui ont elles, en revanche, considérablement évolué ces dernières années : fini ou à peu près la  » simple  » réédition ou la compilation un peu cheap, vous proposant quatre albums au prix de deux et contenant des planches déjà vues et revues. L’époque est aux rééditions soignées, aux intégrales bourrées de bonus et d’inédits, aux monographies ultrachics et aux tirages de luxe magnifiant les héros de notre enfance… ou de l’enfance de nos parents – et ce, alors que les mêmes héros, revisités par d’autres après la mort de leurs géniteurs, continuent de truster les premières places au hit-parade des ventes. Une manière de faire qui s’accompagne, désormais, d’ouvrages à la fois savants, historiques et beaux à pleurer, comme les grandes maisons d’édition de BD n’auraient jamais osé en publier – trop cher et sans garantie – il y a encore quelques années.

L’année 2016, ainsi, a déjà été riche en beaux livres de BD, qui ne sont plus tout à fait des BD. L’Art de Morris, dédié au dessinateur de Lucky Luke et officiellement présenté comme le catalogue de la grande exposition qui lui a été consacrée au dernier festival d’Angoulême, est d’ores et déjà un must have pour tout amateur, financièrement à l’aise, de BD dite franco-belge. Tout comme La Véritable Histoire de Spirou, énorme anthologie de dessins et d’infos autour du personnage et de ses créateurs, qui compte enfin un deuxième volume, cette fois-ci consacré uniquement aux années 1947 à 1955. Les tintinophiles, eux, économisent sans doute pour s’offrir le déjà 6e volume de Hergé, le feuilleton intégral, qui reprend toutes les planches du maître telles que parues à l’origine dans Le Petit Vingtième, Coeurs vaillants ou Tintin – une oeuvre de réédition et de restauration qui comptera au total douze épais volumes, et dont Antoine Gallimard, patron de Casterman, déclare  » qu’elle aurait pu s’appeler la pléiade d’Hergé, puisqu’elle réunira l’ensemble de ses bandes dessinées dans leur version originale « .

D’autres héros moins incontournables que Spirou ou Tintin ne sont pas en reste : L’Intégrale Valhardi vient de connaître, elle aussi, et par exemple, son deuxième volume chez Dupuis, reprenant 199 planches dessinées par Eddy Paape… mais comptant aussi 100 pages de plus, composées d’interviews, d’infos et de documents inédits. Comme ce fut le cas dans le 13e Tout Buck Danny, la 3e intégrale Schtroumpfs ou le 16e volume de l’intégrale Spirou & Fantasio, tous les trois publiés à plus de 10 000 exemplaires. Des intégrales qui ne sont par ailleurs plus réservées à la BD dite tout public ou pour enfants : le 15 juin dernier est sorti chez Delcourt Anita de Crepax, maître italien de l’érotisme, et qui reprend quatre récits publiés à l’origine en 1981,  » dont un récit totalement inédit de 85 pages « . Mais que les amateurs n’arrêtent surtout pas de mettre de l’argent de côté : on attend pour bientôt les intégrales enrichies du Jojo du regretté André Geerts, du Broussaille de Frank Pé – contenant pour son seul premier volume 75 planches jamais publiées en album – et pour l’année prochaine, année de ses 60 ans, une nouvelle intégrale du Gaston de Franquin. Intégrale qui a fait l’objet d’un pharaonique travail de restauration des couleurs par Frédéric Jannin, sur lequel le dessinateur planche – c’est le terme – depuis des années.

Une BD sur quatre a plus de 20 ans

Une vague de fond et du fonds, donc : en 2015, on comptait déjà, selon le fameux rapport annuel de l’ACBD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée), 960 rééditions ou intégrales publiées sur 5 255  » nouveaux  » livres édités dans l’année, ainsi que 40 séries reprises par d’autres auteurs que les originaux. Gilles Ratier, cheville ouvrière du fameux rapport, précise encore :  » En 2015, 191 titres créés dans des revues il y a plus de vingt ans ont été édités en albums pour la première fois, alors que 96 essais sur le 9e art – dont 38 monographies et 23 guides pratiques – permettent d’entretenir notre mémoire bédéphile. C’est aussi le cas de la niche que représentent les intégrales agrémentées de dossiers très documentés, avec de nombreux bonus, replaçant les classiques du 9e art dans leur contexte. Ces publications valorisantes ont l’avantage de remettre en place, sous une forme nouvelle, des titres classiques dont les rotations étaient devenues insuffisantes. Elles servent aussi à conforter les marques intergénérationnelles (qui sont de plus en plus souvent la propriété des éditeurs), tout en confortant les marges grâce à un fonds d’édition amorti depuis des années.  »

Pour des éditeurs historiques comme Dupuis, Dargaud ou Le Lombard, la gestion de leur énorme fonds est en effet devenue un enjeu fondamental : toujours en 2015, un éditeur comme Dupuis a publié 49 réelles nouveautés, pour 69 rééditions ! Avec des desseins à la fois externes –  » faire vivre le patrimoine et créer une actualité autour, sinon il ne se passe rien et les ventes s’érodent  » – et internes –  » à une époque où les auteurs papillonnent bien plus qu’avant d’un éditeur à l’autre, il est important de recréer ou de rappeler une identité forte, profonde, de la maison avec laquelle les auteurs puissent se reconnecter « . L’homme qui nous parle de cette reconquête d’identité n’est autre que Bertrand Pissavy-Yvernault, auteur, avec son épouse Christelle, de l’anthologie La Véritable Histoire de Spirou, et également en charge, depuis un an, et toujours en compagnie de son épouse spiroulogue, de toute la collection Patrimoine de Dupuis. Une collection qui compte éditer au moins 16 intégrales rien que cette année,  » ce qui aurait été inimaginable il y a seulement quelques années. Pour nous, tout a commencé presque par hasard, lorsqu’on a bossé sur une monographie consacrée à Yvan Delporte (NDLR : scénariste et ancien rédacteur en chef de Spirou, véritable incarnation de son âge d’or).Nous y travaillions avec lui quand il est décédé en 2007. On s’est alors demandé : comment terminer le livre ? En recueillant les témoignages, les souvenirs et souvent les dessins de gens qui l’avaient bien connu. Ça a donné une grande polyphonie, et on s’est pris au jeu, bien au-delà de lui : l’histoire de la bande dessinée franco-belge, et autour de Spirou en particulier, est une histoire merveilleuse, déjà racontée, mais soit en morceaux, soit avec de nombreuses lacunes. Or, aujourd’hui, l’ambition, c’est de tout raconter ! Cette envie est alors entrée en résonance avec les besoins de la maison, qui en était à se demander comment mettre son énorme catalogue patrimonial à la disposition du grand public.  »

Le trésor des magazines BD

Cette manière de faire – accompagner les rééditions d’importants dossiers rédactionnels, bourrés d’infos, d’invités et de témoignages, en essayant de garder un ratio de 50/50 entre le texte et l’image – est devenue la norme chez Dupuis. Une norme qui peut elle-même s’appuyer sur 75 années de publication en magazine, lesquelles contiennent encore bien des trésors jamais publiés en albums. En soi, le principe n’est pas nouveau, mais il a longtemps été l’apanage de petites maisons spécialisées ou d’historiens actifs dans le fanzinat. Ce n’est que récemment que les grandes maisons d’édition ont suivi le mouvement – enfin conscientes d’un marché né avec le vieillissement de ses  » vieux  » lecteurs et l’essor de la  » Para-BD  » (posters, tirages de luxe, tirages spéciaux, etc.).  » Nos rééditions s’adressent c’est vrai à un lectorat relativement âgé, confirme Bertrand Pissavy-Yvernault. Le but premier n’est pas de conquérir avec ces titres de nouveaux jeunes lecteurs, même si nous sommes parfois surpris : les intégrales Gil Jourdan par exemple ont connu un grand succès ; son auteur Maurice Tillieux aura vendu davantage après sa mort que pendant toute sa vie ! Quant au lectorat, on ne possède pas de véritable enquête, juste une perception ; ce sont des lecteurs de plus de 40 ans, passionnés, au fort pouvoir d’achat « . Un auditoire qui ne peut qu’aller en augmentant, et qui accompagne un autre mouvement de fond, qui explique aussi l’essor des BD patrimoniales : celui de la légitimation de ce 9e art qu’est la bande dessinée. Or, et pour citer José-Louis Bocquet, éditeur chez Dupuis,  » il n’y a pas d’art sans histoire de l’art « . Dont acte.

PAR OLIVIER VAN VAERENBERGH

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