Où le cannibalisme rôde, dans un micro-Etat sécessionniste qui retient captives la patronne du Geyser et la reine d’Angleterre, Brexit oblige.
Il avait cette façon d’ouvrir les yeux sur le monde, tout en les plissant un peu. Assis sur le bord du billard, Le Fleuri lisait une lettre qu’il tenait à bout de bras, trahissant sa presbytie et son âge. Posant sa missive, la longue silhouette du chef de salle regarda par la fenêtre, comme un plongeur hagard découvre un noyé derrière le hublot d’une épave.
– » Elle va mourir « , dit-il, en se grattant la tempe, les sourcils contractés.
– » Qui donc ? » osa un client.
– » La patronne. Sa ligne de vie n’est plus que pointillés.
– » Mais je ne lis pas le morse, moi ! » qu’il répondit le client, en auscultant le papelard à pois qu’on lui avait fourré sous les mirettes.
– » C’est pourtant clair ! C’est un SOS. Parce que c’est pas facile de crever. Faut que le dernier soupir claque. C’est le der des der, voyez ? Puis, le toquant ne tique plus. Tac. C’est fini. »
Une veine palpitait grosse sur le front du Fleuri, lorsqu’il se mit à lire, à haute voix, l’affreuse lettre aux petits points :
» Mon tendre ami du Geyser,
Je t’écris depuis Limpico, où j’étais venue passer le week-end, alors même que ce quartier si lovely de Londres décidait de faire sécession du Royaume-Uni (1). Tu me diras que c’est bien, que ça lui permet de rester dans l’UE. Mais est-ce vraiment une raison pour que le gouvernement british nous affame, en coupant toutes les voies de ravitaillement et en barbelant ses frontières ? Je ne le pense pas.
Avec quelques camarades, nous avons creusé un vague abri dans les caillasses de la politique convulsive de ce pays qui n’en est plus un. Assistant au spectacle de notre décomposition, nous venons de compter nos premiers morts.
Il y a, avec moi, une petite vieille hargneuse, en fichu et en imper, qui a pris d’autorité les commandes, gueulant qu’elle est la reine d’Angleterre et qu’elle doit » aller signer le Brexit » (2). Je doute fort de sa santé mentale, mais j’ai très peur de la contrarier (La Pérouse sait de quoi je parle). Comme je t’écris, nous avons déjà dévoré le cuir de nos souliers, de nos ceintures, de nos passeports même, ce qui rend toute échappée impossible. Peux-tu contacter l’ambassade de Belgique, le rédacteur en chef du Vif/L’Express et James Bond, qui – à ce que je sache – reste au service de sa majesté (3) ? Parce que – merde quoi – je crois bien qu’aujourd’hui, je n’ai vraiment pas le temps de mourir. »
Mais c’est pas tout ça : l’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une à 20 h 15…
(1) Passeport pour Pimlico est une magistrale comédie britannique, sortie il y a septante ans, dans laquelle un quartier de Londres déclare son indépendance.
(2) Le 2 septembre, le journal The Scotsman révélait que la reine Elizabeth a fait une blague à des touristes américains à Balmoral, se baladant incognito. Le 9 septembre, la souveraine promulguait la loi visant à empêcher un Brexit sans accord.
(3) Le 25e James Bond, No Time to Die, qui n’a pas encore de traduction officielle en français, mais qu’on pourrait traduire par Pas le temps de mourir, sortira en avril 2020.