Josef et Anni Albers dans le jardin de la maison des maîtres du Bauhaus, à Dessau, vers 1925.

Pas de deux

Trop longtemps réduit à sa composante mâle, le couple formé par Anni et Josef fut en réalité un hydre à deux têtes qui n’a eu de cesse de s’autoféconder. Le musée d’art moderne de Paris en retrace le parcours nourri d’observation sensible et d’expérimentation créatrice.

 » Ensemble, ils n’ont peint que quelques oeufs de Pâques… dont il ne nous reste malheureusement aucune trace », s’amuse Nicholas Fox Weber, directeur de la Josef and Anni Albers Foundation dans le Connecticut, aux Etats-Unis. Présent à Paris pour inaugurer l’exposition L’Art et la vie et officialiser une donation, l’Américain précise le fonctionnement de cette cellule dont l’oeuvre est considérée comme à la base du modernisme: « S’il n’y a pas eu de travail en commun, ils se sont néanmoins enrichis mutuellement tout au long d’une vie placée sous le signe d’un dialogue attentionné. »

Riche de 350 oeuvres et 150 documents, L’ Art et la vie retrace deux existences entièrement consacrées à l’art et à sa transmission.

Difficile de ne pas goûter cette complicité de plus de cinquante ans à l’heure où de nombreux articles, expositions ou documentaires ont rapporté les vampirismes tonitruants, spoliations sentimentales et autres confiscations créatives au sein de duos mythiques de l’histoire de l’art tels Jackson Pollock et Lee Krasner, voire Frida Kahlo et Diego Rivera. La commissaire Julia Garimorth, qui a épluché la correspondance du couple, confirme une authentique connivence facilitée par une évolution au sein de deux champs d’ expérimentation différents. Elle explique: « Quand Anni Albers entre au Bauhaus, en 1922, elle souhaite s’inscrire en peinture. Hélas, il n’y a plus de place et comme il est obligatoire de rejoindre un atelier, elle opère un choix par défaut, celui du textile. Dans la mesure où son inventivité est énorme, elle s’y épanouit rapidement, trouvant là un champ d’expérimentation à sa mesure. Le fait qu’elle et Josef travaillent des matériaux n’ayant rien en commun a probablement aidé à ce qu’il n’y ait pas de rivalité entre eux. Chacun a persévéré dans son domaine avec un grand respect pour la pratique de l’autre. » Riche de 350 oeuvres et 150 documents, L’Art et la vie retrace chronologiquement ces existences entièrement consacrées à l’art et à sa transmission.

Josef Albers, Ensemble de quatre tables gigognes, vers 1927.
Josef Albers, Ensemble de quatre tables gigognes, vers 1927.

Plus claire la vie

Juste avant de pénétrer dans l’exposition, de grandes photos en noir et blanc disent l’intimité et la complicité du lien noué entre Anni (1899-1994) et Josef (1888-1976). On découvre les deux amants se touchant tendrement du bout du nez. En 1922, quand elle fait la connaissance de son futur mari à la première école du Bauhaus (Weimar), Anni est encore Annelise Fleischmann. Cette jeune fille issue d’une famille juive convertie au protestantisme a repéré « l’étudiant famélique » qu’est alors Albers, même si elle n’imagine pas un seul instant que quelque chose puisse se passer entre eux. Il faut dire qu’âgé de 32 ans, Josef fait figure d’anachronisme dans une institution où la moyenne d’âge des élèves avoisine les 20 ans. Trois ans plus tard, le camarade un peu étrange est devenu un jeune marié.

Anni Albers, Double Impression III, 1978.
Anni Albers, Double Impression III, 1978.© 2021 The Josef and Anni Albers Foundation / Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris, 2021

La même année, en 1925 donc, le duo est ébranlé par une déflagration esthétique. Anni et Josef découvrent le nouveau campus dessiné par Walter Gropius, à Dessau, pour accueillir la deuxième école du Bauhaus. Cet enchevêtrement de lignes et de surfaces verticales et horizontales qui alterne transparence et opacité aura un retentissement considérable sur leurs oeuvres. « Je n’avais jamais vu un bâtiment aussi léger avec autant de verre », consigne une Anni Albers qui avoue avec beaucoup d’honnêteté qu’on y « crève de chaud » en été. De cette construction inédite découlera un langage formel convergent, marqué par le goût de formes simples et claires qui, selon les deux intéressés, contribuera à « rendre les gens plus unis, la vie plus réelle et, par conséquent, plus essentielle ».

Quittant l’Allemagne pour les Etats-Unis en 1933, pour les raisons que l’on imagine, sous l’influence de pièces traditionnelles exhumées, par exemple, sur le site de Monte Albán au Mexique, Anni Albers va peu à peu libérer sa pratique textile de la question de la fonction, créant des « pictorial weavings », des oeuvres n’ayant d’autre rôle que la contemplation. Uniques, lentes et silencieuses, ces compositions qui entendent donner une voix aux matériaux culmineront avec Six Prayers (1965-66), méditatif cantique de raphia, lin et fil d’argent entrelacés commandé par le Jewish Museum pour commémorer la Shoah.

Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues, 1948.
Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues, 1948.© 2021 The Josef and Anni Albers Foundation / Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris, 2021

A la fin de sa vie, celle qui fut enseignante au Black Mountain College – une université libre expérimentale – fera une intéressante incursion, marquée par une éternelle fraîcheur, du côté de la sérigraphie. Avec ses Homages to the Square, Josef prendra, lui, un chemin plastique plus rectiligne, soit une tentative d’épuisement des possibles chromatiques et formels du carré, figure géométrique parfaite, et ce, jusqu’à ce que la mort sépare ce couple dont l’influence sur la création ultérieure sera majeure. Sortie du textile des arts appliqués pour elle (ce champ relève désormais de l’art contemporain à part entière) et élaboration des bases de l’Op Art et du minimalisme américain pour lui.

L’ Art et la vie, au musée d’art moderne, à Paris, jusqu’au 9 janvier 2022.

Josef Albers, Study for Homage to the  Square: Yes-Also, 1970.
Josef Albers, Study for Homage to the Square: Yes-Also, 1970.© 2021 The Josef and Anni Albers Foundation / Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris, 2021

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