» PARCE QUE NOUS AVONS VÉCU LES MÊMES CHOSES « 

Ouagadougou et Bruxelles ont en commun d’avoir connu cette année des attaques terroristes. La perception du radicalisme est toutefois différente.

Pas facile pour un homme politique, en ces temps de repli, de justifier une mission au Burkina Faso, comme celle que vient de mener en moins de 36 heures Rudy Demotte, ministre-président de la Communauté française, en charge des relations internationales. Cet Etat ouest-africain, pauvre parmi les pauvres, est en réalité un partenaire de longue date de Wallonie-Bruxelles International (WBI), et figure à nouveau parmi les destinataires prioritaires de la coopération belge.

Jeune démocratie fragile, le  » pays des hommes intègres « , surnom que lui avait donné le mythique Thomas Sankara, est également à l’aube d’une nouvelle ère. Il émerge à peine d’une insurrection qui a chassé Blaise Compaoré après 27 ans de pouvoir, suivie d’un coup d’Etat avorté et, enfin, d’un scrutin exemplaire qui a propulsé à la présidence Roch Kaboré, lequel avait rejoint à temps l’opposition. Pour Rudy Demotte, un argument supplémentaire justifiait le déplacement :  » Parce que nous avons vécu les mêmes choses.  »

Les  » mêmes choses « , ce furent les attaques terroristes de Ouagadougou et Bruxelles à deux mois d’intervalle. Le 15 janvier dernier, dans la capitale burkinabé, trois hommes armés de kalachnikov attaquent le bar Taxi brousse, le restaurant Cappuccino et l’hôtel Splendid, trois établissements voisins. La confrontation avec les forces de l’ordre, appuyées par des militaires français, durera toute la nuit, avant que les terroristes ne soient abattus. On relèvera une trentaine de morts, dont une vingtaine d’Occidentaux. L’attaque sera revendiquée par Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi).

 » Même si le Taxi brousse a rouvert, la rue n’a pas retrouvé sa gaieté d’avant, nous résume Amélie Gué, journaliste blogueuse. On voit bien que l’ambiance a changé avec ces caméras, ces policiers, ces barrages. Depuis lors, nous évitons les endroits trop fréquentés par les Européens.  » Entouré de palissades, le Splendid est en cours de rénovation. Le Cappuccino, dévoré par les flammes, est resté en l’état.  » Je vois encore les terroristes passer devant moi, témoigne Agba, employé de l’hôtel Yibi, dans la rue perpendiculaire. Ils ont à peine tourné le coin qu’ils ont commencé à tirer. Avec mes collègues, on s’est réfugiés sur les toits où nous sommes restés cachés toute la nuit. C’était terrifiant, j’en tremble encore aujourd’hui.  »

L’attentat a suscité un choc dans le pays.  » Nous pensions que le Burkina et la Belgique étaient des îles de paix, et voilà qu’un jour, cela éclate « , a lancé Rudy Demotte à l’entame d’une causerie sur le radicalisme au centre de presse Norbert Zongo, du nom d’un journaliste assassiné en 1998, un crime resté impuni. Dans la chaleur écrasante de l’après-midi, le débat a eu de la peine à décoller. Il s’est davantage apesanti sur les difficultés des médias au Burkina que sur le djihadisme sauce Sahel.  » Le radicalisme, ce sont aussi les guerres entre agriculteurs et éleveurs, qui font parfois plus de 300 morts par an, soit davantage que le terrorisme « , avançait un participant.  » Nos sujets de prédilection ? La mauvaise gouvernance, la corruption autour des mines d’or, la pollution. Pas le djihadisme, cela demande trop de moyens « , témoigne Ladji Bama, rédacteur en chef du bimensuel d’investigation Le Reporter.

La culture, richesse propre

Exit la dimension religieuse ?  » Nous avons la chance de ne pas être confrontés à des antagonismes dans notre pays, a témoigné le chef de l’Etat lors de sa rencontre avec Rudy Demotte en présence du Vif/L’Express. Au contraire, on discute entre nous, on se rend aux fêtes des uns et des autres, sans connaître de débordements ni de tensions ethniques.  » Le récent voyage en Arabie saoudite du président Kaboré, qui est chrétien dans ce pays à 60 % musulman, n’a suscité aucun remous. Il a même débouché sur la signature d’un accord pour lutter contre le terrorisme.

Or, le royaume saoudien est accusé de diffuser le salafisme, une version rigoriste de l’islam qui peut accélérer les processus de radicalisation. Ainsi, le voile intégral se fait plus visible dans les rues de Ouaga, en décalage avec l’islam local, ouvert et pacifié.  » Il n’y a pas d’islam salafiste chez nous « , coupe le ministre des Affaires étrangères Alpha Barry, un musulman, lorsqu’on l’interroge sur d’éventuelles influences délétères. Et lui de justifier la mission à Riyad par l’importance du Fonds saoudien pour le développement, lequel finance généreusement une série de projets d’infrastructure et de santé.

Pour prévenir le radicalisme, le Burkina dispose d’une richesse propre : son industrie culturelle. Le festival Récréâtrales, cofinancé par WBI, en est un exemple. Tous les deux ans, auteurs, metteurs en scène et comédiens venus de toute l’Afrique convergent vers le quartier populaire de Gounghin, avant de se produire sur des scènes disséminées jusque dans des parcelles privées, cohabitant avec les poules et les chèvres. Le projet va bien au-delà. Ainsi, les jeunes peuvent s’initier à diverses techniques comme la soudure et la menuiserie, et sont en outre responsables de l’accueil, de la sécurité et de la billetterie.

Elle était belle, la révolution

La dernière édition de 2014 garde encore en mémoire le soulèvement de la rue contre un nouveau mandat en faveur de Compaoré, qui aboutira à la fuite de ce dernier. Le directeur Etienne Minoungou, bien connu de la scène belge, a rallié plus d’une fois la place de la Nation où s’était rassemblée une foule immense. De même que le rappeur Serge Bambara, alias Smockey, qui haranguait les manifestants le jour et montait sur les planches le soir. Dans un étonnant jeu de miroirs, la pièce Nuit blanche à Ouagadougou racontait, justement, une insurrection contre un dictateur accroché à son trône.

Aujourd’hui, Smockey n’a rien renié de sa posture militante. Le 9 mai, un film consacré aux dix derniers jours du régime Compaoré était projeté en plein air dans le secteur de la Patte d’oie. Avant la projection, l’artiste s’est adressé aux spectateurs :  » Elle était belle, cette révolution, mais nos martyrs attendent encore que justice soit faite « , a-t-il lancé avec des accents guévaristes. Il a pointé les apparatchiks de l’ancien système  » qui ont quitté la pirogue avant qu’elle ne coule et qui aujourd’hui veulent faire couler la pirogue de l’insurrection « , concluant sévèrement :  » Si on a pu chasser Compaoré, on peut le faire avec son successeur.  » Le terrorisme islamiste ? Il ne l’a pas évoqué une seule fois. La révolution est encore trop fraîche pour se laisser distraire par les fous d’Allah.

PAR FRANÇOIS JANNE D’OTHÉE, À OUAGADOUGOU

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