Paradis de notes pour le futur

La Chapelle musicale Reine Elisabeth n’est pas que cette retraite où les douze finalistes du concours éponyme suent sang et eau sur leurs partitions, juste avant d’affronter public et jury… C’est d’abord un temple à la gestion moderne, dédié à l’enseignement d’élite de jeunes musiciens du monde entier.

Parcourant les couloirs à grandes enjambées, agitant son trousseau de clés tel un hôtelier pressé d’installer sa clientèle, Bernard de Launoit, 44 ans, Executive President de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, veille à frapper à chaque porte avant d’entrer. Pourtant, en cette période de l’année, la plupart des chambres sont vides : durant les vacances de Pâques, tous les pensionnaires de cette demeure de rêve, nichée au creux d’une oasis de verdure, en bordure de la forêt de Soignes, à Waterloo, sont en effet priés de rejoindre leurs foyers respectifs, un peu partout dans le monde. Quelques-uns néanmoins s’attardent ou bénéficient d’une dispense, comme ce grand Russe ébouriffé qui, figurant sur la liste des 68 candidats violonistes admis au Reine Elisabeth (à l’instar de quatre autres élèves de la Chapelle : un Russe, un Arménien, une Lettonne et une Belge), prépare activement la première épreuve de la compétition. Concours Reine Elisabeth, Chapelle Reine Elisabeth… la confusion reste marquée, dans les esprits, même si, en 2004, un vent nouveau a considérablement rafraîchi la mission et le fonctionnement de la Chapelle – qui n’a rien à voir, faut-il le rappeler ?, avec un culte religieux… Tout en pénétrant dans un studio déserté par son occupant (un jeune Coréen visiblement fâché avec la balayette), de Launoit résume la genèse du lieu. Laeken, années 1920 : la reine Elisabeth et son conseiller musical, le compositeur et chef d’orchestre Eugène Ysaÿe, projettent de créer en Belgique le pendant de la célèbre école russe de Moscou. Ils imaginent un concours – le Reine Elisabeth – et une résidence – où les meilleurs éléments pourraient parfaire leur art, à l’abri du tumulte de l’existence. La Chapelle sort de terre le 11 juillet 1939 (elle fêtera donc bientôt ses 70 ans) : c’est un pavillon blanc dans le style  » paquebot  » de l’époque, avec toit plat et fenêtres arrondies, dressé au milieu d’un parc de 1 800 mètres carrés qui l’isole parfaitement du vaste monde – et même, depuis plusieurs années, du ronflement incessant du ring de la capitale, pourtant tout proche. Doté d’une deuxième aile en 1951, classé par la Région wallonne quarante ans plus tard, l’immeuble est resté pratiquement  » en l’état « .  » Comme on ne peut pas toucher à la façade, il est interdit d’y faire poser des doubles vitrages « , regrette de Launoit, que le charme désuet de l’endroit ne semble plus émouvoir. De fait, les quatorze studios (insonorisés, malgré tout : on peut y jouer jour et nuit) semblent franchement vieillots et rikiki, guère plus confortables qu’un kot d’étudiant. Le reste est à l’avenant : un local de gym, un réfectoire, une salle à manger, une salle de concert qui respirent l’austérité de l’après-guerre, et dont le mobilier, les tentures et les luminaires (Murano, quand même) sont eux aussi classés.  » On a l’intention de restaurer une aile et de construire un nouveau bâtiment plus loin dans les bois « , poursuit de Launoit. Vers 2013, la capacité d’accueil de l’école serait ainsi portée à 120 élèves,  » dont on imagine que la moitié souhaitera résider ici…  » En passant, l’augmentation du nombre de studios résoudra un autre souci d’intendance récurrent : chaque année, les étudiants de la Chapelle sont invités à libérer temporairement leurs chambres, pour permettre aux douze finalistes du concours Reine Elisabeth de prendre possession des lieux, le temps de préparer leur dernière ligne droite en toute sérénité… et dans une quasi-claustration.

Pour l’heure, ils sont quarante-quatre jeunes inscrits au rôle 2008-2009, âgés de 20 ans en moyenne (15 Belges et 29 étrangers de treize nationalités), répartis dans quatre sections (piano, violon, chant et musique de chambre). Seulement un petit quart d’entre eux ont posé leurs valises à la Chapelle – les autres préférant habiter  » de leur côté « , notamment dans des logements que la Chapelle loue à Hoeilaart. A l’âge où leurs amis s’emballent pour le foot, les  » boîtes  » ou le ciné, qu’est-ce qui pousse ces garçons et filles à vivre en retrait – même s’ils sont loin d’être complètement reclus ? Il est illusoire de tenter d’en dresser le portrait-robot, tant leurs profils culturels, économiques et sociaux divergent. Tous ne sont pas enfants de musiciens.  » Certains proviennent de milieux qui n’ont absolument aucune attache avec ce monde-là, et leur vocation demeure mystérieuse « , constate de Launoit. Les plus jeunes ont parfois moins de 10 ans (dans ce cas, ils ne vivent pas en internat à la Chapelle, mais bien dans des familles)… Entrée à la Chapelle l’an dernier, pour y résider seule et autonome, une petite Coréenne de 14 ans poursuit sa scolarité à Bruxelles, en anglais… Tous ces pensionnaires affichent en tout cas des personnalités fortes, très  » à part « , qui se gèrent  » un peu comme une troupe de théâtre « . Ou comme des classes d’ados : depuis 2004, les responsables de la Chapelle ont compté deux ou trois  » cas  » vraiment difficiles, dont il a fallu se séparer…

Une vocation parfois  » mystérieuse « 

Adapter l’institution à l’évolution des mentalités fut aussi un défi. Jadis, et pendant près de cinq décennies, elle a fonctionné en autarcie intellectuelle, repliée sur elle-même, avec seulement douze élèves qui s’installaient à Waterloo pour trois ans, toujours en duo avec leurs professeurs respectifs. En 2001, mélomane dans l’âme depuis plusieurs générations, la famille de Launoit décide toutefois de réunir autour de la table enseignants et représentants du milieu musical belge. L’objectif ? Dépoussiérer la Chapelle, l’ouvrir au monde extérieur, la décloisonner, la rendre plus flexible. Et bannir à tout prix l’idée qui consistait à (sur)protéger ces jeunes génies.  » Imaginez que, jusque-là, Internet était même interdit dans les chambres !  » rappelle Bernard de Launoit, économiste spécialisé dans le management culturel, actuellement à la tête de l' » opérationnel « . Aujourd’hui, tous les élèves ont évidemment le droit de se balader quotidiennement sur Facebook… Ces  » réformateurs  » conçoivent une approche qui tranche radicalement avec la gestion antérieure : plutôt que d’importer leurs instructeurs, les élèves posent désormais leur candidature afin de progresser sous la conduite de quatre maîtres  » maison « , stars internationales dans les quatre disciplines enseignées – Abdel Rahman El Bacha (piano), Augustin Dumay (violon), José van Dam (chant) et le quatuor Artemis (musique de chambre).  » On n’exige plus non plus des candidats qu’ils soient des Premiers Prix de Conservatoire, ajoute de Launoit. Si un jeune de 13 ans n’a plus sa place dans une académie, on le prend. On accepte des gens qui n’ont pas suivi la filière traditionnelle. C’est vraiment à ça qu’on sert. On les juge exclusivement sur leur potentiel… « 

L’objectif de la Chapelle : l’insertion professionnelle

Beaucoup d’appelés, peu d’élus… c’est la règle, évidemment.  » Nous venons d’auditionner cinquante postulants en chant. On en garde deux… et ce n’est même pas sûr « , ajoute de Launoit. Tous instruments confondus, ils sont quelque 200, chaque année, à briguer une place à la Chapelle : une quarantaine seulement seront satisfaits. Ce qui les attire à Waterloo, pour un séjour qui varie entre deux et trois ans ? L’excellence de l’enseignement et le caractère inédit du fonctionnement de l’institution (seule l’Ecole supérieure de musique Reina Sofia, à Madrid, s’en approche), fondé sur ce mélange savant d’isolement et de confrontations répétées avec divers publics. L’objectif de la Chapelle est en effet l’insertion professionnelle de ses poulains, par le biais de nombreuses collaborations avec divers partenaires culturels belges ou étrangers. Il y a quelques jours, douze d’entre eux campaient, sur la scène de l’Opéra Studio, à la Monnaie, une famille de Britanniques assez déjantés, dans un spectacle lyrique intitulé Small England mêlant différents extraits de Henry Purcell à Thomas Adès. En dépit des leçons particulières de diction données par John Graham-Hall (le fantastique von Aschenbach de la Mort à Venise montée à la Monnaie en janvier dernier), les accents de certains jeunes solistes laissaient à désirer… Mais le plaisir de chanter ensemble se lisait sur les visages rayonnants de la Belge Lies Vandewege et de la Suissesse Soumaya Hallak, toutes deux 25 ans :  » Pour nous, c’est essentiel, affirmaient-elles, de nous frotter à des auditoires réels.  » Tout au long de l’année, les responsables de la Chapelle cherchent ainsi à multiplier les opportunités de coopération avec des dizaines de festivals, ou à produire directement des concerts avec orchestre. On pousse donc ces jeunes dehors, et on les fait voyager… La croisière musicale qui emmènera douze d’entre eux en tournée, au large de l’Italie, à l’automne prochain, fait déjà des jaloux. C’est le  » clou  » d’une année de représentations publiques, même si c’est aussi  » une opération commerciale, admet de Launoit, qui n’aurait jamais pu être envisagée il y a dix ans « . Trop osé, trop  » marchand « … Désormais, étudiants et gestionnaires de la Chapelle y trouvent chacun leur compte : la rencontre avec une sorte inédite de spectateurs (des plaisanciers nantis,  » assez exclusifs « ), et l’occasion de recruter, parmi eux, de nouveaux mécènes…

Le jeu en vaut certainement la chandelle. Environ 80 % du budget de la Chapelle (1,6 million d’euros) est en effet toujours pris en charge par le secteur privé : trois entreprises (Rolls-Royce, Belgacom et UBS) apportent le gros de la mise, que viennent compléter diverses fondations (Bernheim, InBev-Baillet Latour…) et quelque 150 mécènes plus ou moins fidèles.  » Ce ne sont pas uniquement des amateurs de musique classique, affirme de Launoit, mais aussi des gens soucieux de soutenir cet investissement dans les générations futures que représente notre « pyramide » musicale. Nous avons la chance de travailler avec des jeunes, car la jeunesse est un élément fédérateur parmi les donateurs.  » Certains offrent 125 euros par an, d’autres parrainent un élève – 12 500 euros, le coût de l’inscription aux cours.  » C’est un montant élevé, reconnaît de Launoit, mais nous devons payer les classes de maîtres de renom qui sont toujours actifs dans leurs domaines.  » José van Dam a d’ores et déjà annoncé qu’il arrêtera sa carrière fin 2009 : il est pourtant vraisemblable que le baryton, connu de Buenos Aires à Tokyo, garde quelques années encore sa fonction à la Chapelle…  » Van Dam possède un réseau de contacts très dense et très puissant « , constate de Launoit. Rien de tel pour placer des pupilles sur les scènes du monde entier…

La Chapelle musicale Reine Elisabeth, fondation d’utilité publique, se situe au 445, chaussée de Tervuren, à 1410 Waterloo. Infos au 02 352 01 10 ou sur www.cmre.be

Valérie Colin

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