Pakistan Les talibans… et la bombe

C’est le cocktail détonant de ce pays de tous les dangers. Comment sont protégées les installations nucléaires d’Islamabad ? Quels sont les risques d’infiltration par des extrémistes islamistes ? Enquête sur ces scénarios qui inquiètent les Occidentaux.

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE

C’est un pays instable, où explosent cha-que jour des bombes. Une nation de 170 millions d’âmes où une insurrection islamiste et l’extrémisme religieux sécrètent une insécurité intérieure grandissante. De la vallée de Swat aux zones tribales, c’est une véritable guerre qui oppose l’armée pakistanaise aux talibans. Ces combattants pachtouns, comme ceux qui sont en Afghanistan, de l’autre côté de la frontière, ne cachent pas leur volonté de déstabiliser le pays. Leur détermination et les difficultés qu’éprouve l’armée à les combattre suscitent en Occident une angoisse croissante. Car le Pakistan est aussi une puissance nucléaire.

 » Les talibans n’auront pas la bombe « , affirme pourtant le politologue français Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste des questions de sécurité internationale. Il est en effet peu probable que ces combattants descendent de leurs montagnes pour s’emparer des joyaux atomiques du Pakistan. Mais, si ce scénario relève de la science-fiction, il en est d’autres que les spécialistes prennent au sérieux. Le  » pays des purs « , selon l’expression de ses fondateurs, reste celui de tous les dangers.

L’arme nucléaire pakistanaise a été conçue dans un seul but : protéger la nation de la menace indienne. Dès 1972, un an après la sécession du Bangladesh, le Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto demande aux Saoudiens et aux Libyens de l’aider à doter le monde musulman d’une bombe atomique. Deux ans plus tard, en 1974, c’est l’Inde qui réussit un premier test.

Khan, le père de la bombe

Le Pakistan aura la bombe, promet alors Bhutto, même si les Pakistanais doivent pour cela  » manger de l’herbe et des feuilles « . Enthousiasmé par ce discours martial, un jeune ingénieur écrit, des Pays-Bas, au chef du gouvernement pour lui proposer ses services. Il s’appelle Abdul Qadeer Khan, il est à l’époque en stage à l’Urenco, un consortium anglo-germano-néerlandais spécialisé dans l’enrichissement de l’uranium. Avant de rentrer, en décembre 1975, au Pakistan, il copie et photographie tous les équipements dont il aura besoin par la suite. Il ira même jusqu’à voler une centrifugeuse désaffectéeà Dès son retour, il ouvre un centre de recherche à Kahuta, près d’Islamabad, la capitale. L’aide de la Chine permettra d’affiner la conception des armes. En mai 1998, l’Inde puis le Pakistan procèdent à des essais nucléaires. Cinq pour l’Inde, six pour le Pakistan… Le  » pays des purs  » signe son entrée dans le club des puissances atomiques.

A. Q. Khan ne se contente pas d’être le père de la bombe pakistanaise. Grâce à lui, le Pakistan va aussi devenir le plus grand proliférateur de la planète. Il n’hésite pas, en effet, à vendre ses compétences aux Etats qui rêvent de constituer leur arsenal : Iran, Corée du Nord, Libye. Ses tractations avec Kadhafi seront d’ailleurs à l’origine de sa chute en 2003. Sans lui, la Corée du Nord, qui a réussi en avril dernier son deuxième essai, ne ferait pas partie du club des puissances atomiques. Et l’Iran ne se vanterait pas de produire de l’uranium enrichi grâce à ses quelque 7 000 centrifugeuses.

Le Pakistan posséderait aujourd’hui une petite centaine de têtes nucléaires. La quasi-totalité d’entre elles utilise de l’uranium enrichi, mais le pays devrait prochainement disposer d’armes au plutonium. Un réacteur plutonigène fonctionne depuis le milieu des années 1990, avec l’aide de la Chine, sur le site de Khushab, à environ 200 kilomètres au sud-ouest d’Islamabad, et deux autres sont en cours d’achèvement. Pas question, évidemment, pour les Pakistanais, de se laisser distancier par les Indiens. Or ces derniers continuent à moderniser leur arsenal. On craint en outre, à Islamabad, que l’accord sur le nucléaire civil passé l’an dernier entre l’Inde et les Etats-Unis, en autorisant les importations destinées aux centrales civiles, ne  » libère  » les capacités indiennes de production de plutonium à des fins militaires.

Khalid Kidwaï rêvait d’être pilote de chasse, mais un problème d’acuité visuelle l’a obligé à se tourner vers l’armée de terre. Ce général de 59 ans est aujourd’hui le gardien de la bombe pakistanaise. Bien qu’officiellement à la retraite, il dirige, depuis sa création en 1998, la Direction des plans stratégiques (SPD). Cette institution, composée d’une cinquantaine d’officiers, est chargée de surveiller et de sécuriser l’ensemble du programme nucléaire pakistanais. Elle a sous ses ordres une unité spéciale d’une dizaine de milliers d’hommes. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, inquiets de l’intérêt manifesté par Oussama ben Laden pour l’arsenal nucléaire pakistanais, les Etats-Unis lui ont ouvert une ligne de crédit, à l’époque secrète, de 100 millions de dollars. Sans pour autant pouvoir contrôler avec exactitude l’usage qui en était fait : les militaires pakistanais se sont toujours refusés à ouvrir leurs installations aux Américains, craignant que ceux-ci n’installent des systèmes visant à verrouiller leurs armes. A Washington, les responsables des services de renseignement avouent, aujourd’hui encore, n’avoir qu’une connaissance assez incomplète des emplacements où sont dissimulées les têtes nucléaires pakistanaises.

Il y a pourtant un point sur lequel les experts sont unanimes : l’idée selon laquelle les talibans pourraient attaquer un dépôt, s’emparer d’une bombe et déclencher le feu nucléaire relève de la science-fiction. Non seulement les armes sont réparties sur une dizaine de sites secrets et ultraprotégés, mais elles sont conçues en kit. Les engins sont entreposés à l’écart de leurs vecteurs, et les c£urs de matière fissile sont séparés des armes. Toute manipulation suppose l’accord d’au moins deux personnes tout au long de la chaîne de commandement. Et la procédure d’activation comprend un double système de codage permettant, d’une part, d’authentifier le donneur d’ordre, d’autre part, d’activer l’arme.

Reste la possibilité d’une  » fuite du savoir « . Il paraît aujourd’hui exclu que la hiérarchie militaire pakistanaise couvre des cas de prolifération, comme elle l’avait fait du temps de A. Q. Khan. En revanche, affirme Bruno Tertrais,  » on peut légitimement s’interroger sur l’aptitude du système à prévenir tout transfert d’expertise et de savoir-faire dans un pays où les sympathies fondamentalistes sont solidement ancrées, y compris à l’université « .

Au total, 70 000 personnes travaillent au Pakistan dans le secteur nucléaire militaire, dont 8 000 chercheurs. Parmi ces derniers, 2 000 détiendraient des informations sensibles. La CIA n’a pas oublié l’affaire Sultan Bashiruddin Mahmoud. Cet ingénieur reconverti dans l’aide aux musulmans afghans avait été invité, en août 2001, au QG d’Oussama ben Laden et de son lieutenant Ayman al-Zawahiri qui souhaitaient être briefés sur l’art de fabriquer des armes nucléaires. L’homme, qui affirmait à qui voulait l’entendre que la bombe pakistanaise appartenait à la oumma – la communauté des croyants – avait été écarté du dispositif pakistanais deux années plus tôt par les équipes du général Kidwaï.  » Il n’appartenait pas au premier cercle et n’avait jamais détenu d’informations sensibles « , affirme Talaat Massoud, général à la retraite et analyste militaire. Découverte après les attentats de septembre 2001, l’affaire n’en donnera pas moins des sueurs froides à Washington.

Depuis 2005, les Pakistanais utilisent un programme sophistiqué de surveillance des personnels, directement inspiré du Personal Reliability Program américain, une méthode qui repose à la fois sur de minutieuses enquêtes de police et sur des tests psychologiques.  » C’est un système très efficace, il n’y a pas de faille possible « , affirme Naeem Salik qui a été pendant sept ans l’un des proches collaborateurs du général Kidwai. Président du département de physique à l’université Qaid-e Azam, Pervez Hoodboy est moins catégorique.  » Personne dans l’armée ne prendrait aujourd’hui le risque de couvrir une autre affaire Khan, affirme-t-il. Ce serait suicidaire. En revanche, on ne peut totalement exclure, même si cela paraît très difficile, un complot organisé par des scientifiques pour aider une organisation terroriste à fabriquer une bombe rudimentaire.  » A la condition, ajoute l’universitaire, que les conjurés soient suffisamment nombreux – une vingtaine – pour réunir toutes les compétences nécessaires et qu’ils puissent se procurer de la matière fissile.

Préoccupations multiples

Les préoccupations les plus vives sont cependant ailleurs.  » La page Khan est tournée, souligne Talaat Massoud. Le vrai problème est celui de la stabilité du pays. Le risque, c’est le chaos et l’anarchie.  » Un point de vue largement partagé. Ce que redoutent les Pakistanais, ce n’est pas une révolution islamiste, qui rendrait les talibans maîtres de l’arme nucléaire, mais plutôt un pourrissement de la situation intérieure, avec des zones grises échappant à l’autorité centrale.  » L’armée n’autorisera pas les talibans à prendre le contrôle de l’Etat, pas plus qu’elle ne l’a permis aux partis politiques, estime ainsi Ayesha Siddiqa, une universitaire spécialiste des questions militaires. Elle ne prendra pas le risque de mettre en péril ses intérêts économiques. En revanche, il n’est pas impossible que les talibans parviennent à s’emparer durablement de certaines régions. « 

L’influence réelle des extrémistes religieux au Pakistan est difficile à appréhender. Le courant pèse incontestablement beaucoup plus lourd que les 2 % obtenus par les partis religieux aux dernières élections. Mais il s’apparente à une nébuleuse, sans chef charismatique ou fédérateur. La  » talibanisation  » de la société n’en est pas moins une réalité, en particulier dans les faubourgs des grandes agglomérations, où les groupes djihadistes exploitent la misère et l’injustice sociale. Or les trois quarts des 170 millions de Pakistanais vivent avec moins de 2 dollars par jour. Plus de la moitié d’entre eux ont moins de 25 ans. La plupart de ces jeunes n’ont pas d’emploi et n’ont reçu aucune éducation en dehors de celle délivrée par les écoles coraniques.

Ancien ministre des Affaires étrangères de Benazir Bhutto et actuel président de l’Institut d’études stratégiques (ISS) d’Islamabad, Tanvir Ahmed Khan se veut néanmoins optimiste :  » Pendant des années, nous avons été dans le déni face au danger représenté par l’extrémisme islamiste. L’armée a laissé prospérer des groupes dont les militaires disaient qu’ils pourraient leur être utiles, en Afghanistan ou au Cachemire. Cette fois, enfin, les Pakistanais ont ouvert les yeux.  » Pour l’heure, en effet, l’opinion publique, outrée par les exactions des talibans dans la vallée de Swat et par les attentats, semble soutenir les opérations militaires contre les maquis islamistes. Mais le sort des 2,5 millions de déplacés qui ont dû quitter leur foyer pour fuir la guerre pourrait rapidement la retourner.

Reste l’hypothèse la plus catastrophique : un nouvel attentat en Inde – après ceux de Bombay, en novembre 2008, qui ont fait près de 180 morts – organisé par des extrémistes pakistanais dans le dessein de provoquer une guerre entre les deux pays, incitant par là même l’armée d’Islamabad à relâcher sa pression sur les talibans. Le risque nucléaire serait alors réel, soit qu’un tel conflit entraîne un emploi délibéré de l’arme atomique, soit que l’arsenal pakistanais devienne plus vulnérable, en particulier si les militaires étaient tentés de déplacer certaines armes. l D. L.

dominique lagarde

Islamabad posséderait une centaine de têtes nucléaires

 » L’armée n’autorisera pas les talibans à prendre le contrôle de l’état « 

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