OPÉRA

L’opéra de Peter Eötvös, Tri Sestry, inspiré des Trois Soeurs de Tchekhov, est à l’affiche de la Monnaie. Une ouvre raffinée et puissante, où le mal-être d’une société perdue devient frémissante beauté

Lyon, 13 mars 1998 : Peter Eötvös, un chef hongrois à la réputation déjà solidement établie (notamment à Bruxelles), se révèle un des compositeurs les plus doués de sa génération dans un genre qu’il avait pourtant abordé avec prudence. Avec son opéra Tri Sestry (mis en scène par le Japonais Ushio Agamatsu), il fait l’unanimité du public et de la presse, chacun reconnaissant en cet opéra une oeuvre profondément séduisante, sensible, émouvante. Et belle, ça compte aussi.

Cinq nouvelles productions ont eu lieu depuis (un record pour un opéra aussi jeune), dont celle, récente, de Stanislas Norday, à l’opposé de la production initiale; les rôles-titres seront confiés, tour à tour, à des contre-ténors et à des femmes. Partout et toujours le même accueil sidéré et enthousiaste…

Au sortir de la Monnaie, le vendredi 8 mars, soir de la première des Trois Soeurs à Bruxelles, l’évidence était encore là : dans les têtes, dans les coeurs, la fascination des complaintes mélancoliques, de l’accordéon déchiré, du piano (invisible), des cordes mystérieuses cachées derrière le décor aérien de Natsuyuki Nakanishi. Cinq artistes japonais ont imaginé tout ce qui s’offre à la vue : la réussite est éclatante, tant par la qualité esthétique des décors que par leur liaison organique avec la musique.

Enfin, l’idée de confier les rôles des trois soeurs à trois hommes (contre-ténors), ainsi d’ailleurs que les rôles de Natasha et d’Anfissa, est une autre trouvaille de l’auteur : un parti étrange qui, porté à son expression maximale par le recours au théâtre japonais – vêtements et maquillages (Sayoko Yamagichi), gestuelle, jeu de scène – donne à l’opéra sa force troublante et ambiguë.

Trois angles de vue

Le livret de Peter Eötvös et Claus H. Henneberg (traduit en russe par Krysztof Wiernicki) divise l’action en trois actes selon le point de vue de trois personnages : Irina, l’amoureuse, confrontée aux déclarations de deux soupirants; Andrei, le faible, divisé entre sa fidélité à sa femme Natasha (l’intruse) et son lien à ses soeurs; Masha, la dure, découvrant la passion pour un autre que son mari. Trois triangles irréductibles, sans autre issue que la morne reprise d’un quotidien sans espoir.

De ce sombre argument, les auteurs et maîtres d’oeuvres ont fait un tissu de lumière, inscrit dans un environnement de permanente beauté (parfois esthétisante), dans lequel le kabuki et les voix travesties introduisent, par effet de distanciation, une dimension universelle.

Sous la direction du compositeur lui-même, assisté de Roland Böer pour l’orchestre de scène, les musiciens de la Monnaie attestent d’une alliance intime avec la musique d’Eötvös, qui mêle habilement ses timbres subtils et ses silences aux envolées lyriques et aux savants mélismes.

Quant à la distribution, elle rassemble, dans les rôles-titres, trois contre-ténors accomplis sur le plan vocal et puissants dans leurs caractérisations théâtrales : avec Oleg Riabits, Irina fragile et tendre, Alain Aubin, Olga débordante de sollicitude, et Lauwrence Zazzo, Masha altière et dure pour cacher son appel à la passion. Avec Gary Boyce (Natasha), Gregor Dalal (le baron Touzenbach), Albert Schagidullin (Andrei), Wojciech Drabowitcz (Vernichine), Nikita Storojev (Koulyguine).

« Que la musique est gaie ! Il me semble que, bientôt, nous saurons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons. Mais ces souffrances se changeront en joie pour ceux qui viendront après nous. » C’est le chant d’ouverture des trois soeurs, il est sans ironie. Du fond de leur province nantie et étouffante, où aucun cri de révolte ne peut être entendu, ces femmes en appellent pourtant à la solidarité des générations, au bonheur à venir, à l’assomption de la souffrance. Une abnégation dont Emma Bovary, cousine française d’Olga, d’Irina et de Macha, n’aurait pas été capable, un appel au sens qui donne aux héroïnes leur grandeur et diffuse sur toute la pièce une lueur de compassion.

A la Monnaie, les 15, 19 et 21 mars, à 20 heures; le 17 mars à 15 heures. Tél.: 070-23 39 39.

Martine D.Mergeay

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