On veut des voisins !

Immobilier trop cher, recherche de lien social, écologie : un nombre croissant de Belges partagent un appartement, une maison, des espaces. Reportage.

Comment n’y a-t-on pas songé plus tôt ? Des prix immobiliers moins aériens, le désir d’une vie moins  » cloisonnée « , la préoccupation écologique : réunir les uns et les autres, c’est résoudre d’un coup trois problèmes. Disparu, relégué aux oubliettes des utopies hippies, l’habitat groupé a à nouveau la cote.

Depuis une petite poignée d’années, de nouvelles  » communautés  » se créent et se multiplient sous différentes formes. Ni logement social ni rassemblement de babas cool où l’on partageait tout, elles n’affichent aucune idéologie et n’ont pas de leader. En revanche, elles partagent des valeurs communes, comme celle de résister au rêve dominant de la maison individuelle. C’est ça l’esprit de l’habitat groupé (ou le cohousing, venu des pays nordiques). Au fond, on y met un peu ce qu’on veut. Autant de formules qui vont de la bande de copains, prêts à partager quelques pièces, à des projets plus ambitieux autour de familles réunies dans une coopérative d’habitants.  » Dans les années 1970, un certain nombre de Belges se sont lancés dans ce type d’habitats, c’était dans l’air du temps. Si quelques-uns ont survécu à la décennie suivante, le milieu des années 1980 a vu naître le culte de l’individualisme. Et le mouvement s’est estompé, explique Nicolas Bernard, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles et directeur de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur Bruxelles. C’est le retour de la convivialité.  »  » On observe un engouement très fort pour ces projets. Tous les jours, je reçois des mails, des coups de fil de personnes intéressées « , rapporte Benoît Debuigne, chargé de mission au sein d’Habitat et Participation, une plate-forme qui promeut le cohousing.

Revisitée donc par les impératifs économiques et écologiques du moment, la formule attire : on compte environ 120 habitats groupés dans toute la Communauté française et autant en gestation, surtout à proximité des centres urbains, dans le Brabant wallon et les environs de Namur et Liège. Les constats : les candidats d’aujourd’hui sont plus pragmatiques que révolutionnaires. En fait, ils sont les produits de la crise économique : ils recherchent davantage une sécurité du logement et les bénéfices pratiques de la cohabitation qu’une utopie fraternelle.  » D’ailleurs, la revendication d’un chez-soi est l’une des différences avec les expériences communautaires, où la sphère privée était souvent phagocytée par la collectivité « , souligne Nicolas Bernard. L’idéal, en somme, s’est embourgeoisé.

Pour autant, quand on interroge les acteurs de ces nouvelles formes d’habitats groupés, la recherche de petits pôles de solidarité reste très présente. Par exemple, à travers le phénomène de la colocation, en expansion, qui – c’est la nouveauté – n’est plus désormais l’apanage d’étudiants fauchés. Se côtoient désormais employés, cadres, profs, artistes… Le colocataire a entre 20 et 35 ans mais son âge moyen s’élève. Une vraie tendance qu’on observe partout en Europe, encouragée sans doute par la facilité des contacts via Internet. Il est cependant difficile d’avancer un chiffre précis puisqu’une bonne part des colocations se noue de manière informelle. Elle s’improvise souvent dans des habitations qui n’ont jamais été conçues à cette fin. On prend un grand appartement que l’on partage avec autant de personnes qu’il y a de chambres. C’est simple et ça fonctionne plus ou moins bien. Car la demande est forte, mais l’offre spécifique n’évolue guère.

Une formule qui monte chez les parents solo

Les seniors se lancent également dans l’aventure.  » Ceux-ci, en pleine forme, savent qu’ils ont devant eux 25 à 30 ans d’existence. Ils ne veulent pas changer leur mode de vie, plus proche des actifs trentenaires que de leurs propres parents et leurs revenus sont un peu serrés « , explique Nicolas Bernard. En réalité, ils ne veulent pas vieillir entre leur chat et leur télévision. Ni entendre parler de maisons de retraite à l’ancienne, avec bridge ou belote dans la salle commune : une perspective que cette génération pivot rejette de plus en plus.

Dans un manoir de 1735, superbement rénové, de la rue Gabrielle de Coune, à Visé, la  » Maison de la Tour  » est un coin de paradis. Divisée en 9 studios (des trois- pièces équipés d’une chambre à coucher, d’un petit living et d’une douche), chacun y a posé ses meubles et ses souvenirs. Le clou de la demeure est la terrasse (à quelques pas de la Meuse), équipée d’un salon cosy, d’une cuisine, d’une grande table. Les sept locataires – dont un homme – se retrouvent une fois par jour pour prendre un repas (une règle incontournable). Ils se partagent aussi une salle de bains et une buanderie, dotée d’une machine à laver et d’un sèche-linge, à réserver sur planning. Pas de gérant ni d’infirmières – ce n’est pas l’hôtel !- rien que les résidents, encore fringants ( » vieux croulants  » s’abstenir) et autonomes (financièrement, entre autres) qui se choisissent par cooptation.

Un concept inspiré de celui d’Abbeyfield, très développé en Grande-Bretagne. Gérée par une ASBL, dont les habitants sont les membres (ce qui leur donne un droit d’occupation), chaque maison compte des logements individuels et des parties communes. Une solution qui tombe à pic, alors que les structures d’accueil restent insuffisantes et que les prix sont souvent moins onéreux que les 1 200 euros minimum d’une maison de retraite : les loyers mensuels oscillent entre 740 et 900 euros, charges comprises. Surtout, la formule permet de maintenir un semblant de vie normale. Restent quelques obstacles. L’offre de logements, qui proposent rarement de grandes pièces communes. L’autre frein vient des aînés eux-mêmes : le passage à l’acte demeure difficile quand il n’est pas trop tard ou que les candidats ne sont plus autonomes. Pas question dans une maison Abbeyfield que les colocataires deviennent des gardes-malades.  » La colocation entre seniors n’a rien à voir avec celle entre étudiants. Ils doivent être prêts à lâcher leur logement, se séparer d’une partie de leurs meubles et à faire cause commune après des années de vie en solo et des habitudes bien ancrées,  » explique Marcel Reul, membre de l’ASBL  » Maison de la Tour « . Ce qui attire les volontaires ? Tous veulent rompre avec l’isolement.

Difficultés administratives

Comme les familles monoparentales (20 % des ménages), en attente d’entraide, mais soucieuse de compression des coûts. Elles, aussi, sont attirées par les nouvelles communautés. Encore marginales, les annonces commencent à fleurir sur le Net. En mutualisant des espaces et des objets, les candidats partageurs font des économies mais sans angélisme. Ce sont toujours les enfants et la convivialité ou non qui feront la réussite de ces coopératives familiales.

D’autant plus qu’il faudra lutter également contre les difficultés administratives. Luigi, père seul d’une fillette de 9 ans, s’est vu amputé de la moitié de ses revenus parce qu’il partageait un appartement avec une jeune femme, autre parent solo d’un garçon de 6 ans. Au chômage, l’office d’allocations sociales a estimé qu’il n’était plus un  » habitant isolé « . Pour limiter les risques, mieux vaut donc essayer d’aménager des séparations d’usages : frigos séparés, sonnettes et portes d’entrée distinctes…  » Face à la crise actuelle du logement, les pouvoirs publics feraient bien d’encourager ces formes de soutien mutuel et d’innover, à charge pour eux de les encadrer juridiquement et financièrement « , déclare Nicolas Bernard. Il n’y a pas non plus de bail  » type  » de colocation : ce récent mode de logement n’est pas réglementé juridiquement. Il faut donc utiliser un bail de location classique, qui doit être signé par le propriétaire et chacun des colocataires. Car ceux dont les noms n’apparaissent pas noir sur blanc sur le document sont considérés comme de simples occupants, sans droits, à la merci des autres.

Certains candidats vont plus loin. Ils décident de se faire construire sur mesure un ensemble où, entre voisins cooptés, on vivra chacun chez soi mais avec des espaces collectifs cogérés. La très grande majorité des habitats groupés sont des initiatives privées. Les trois E, Environnement, Energie, Economie, l’emportent presque toujours. Cette formule est plus facile à réaliser hors des centres urbains, où le foncier est moins cher et les terrains plus disponibles pour les particuliers. Profil des candidats ? Tous ont un bagage intellectuel et culturel important.  » Cela reste encore l’apanage de certains milieux qui réfléchissent à leur mode de vie « , remarque Nicolas Bernard. Mais sans pour autant favoriser les ghettos de bobos ? L’intérêt, pour tous, reste indiscutable. Au total, des prix en phase avec ceux du marché, mais une qualité de vie et d’habitat bien supérieurs.  » Nous avons le luxe d’habiter un lieu magnifique, spacieux, d’utiliser ensemble des espaces – buanderie ou chambre d’amis – sous-employés dans une maison, tandis que nos habitations individuelles sont plus petites, donc moins chères « , explique Stéphane Vanden Eede. un des concepteurs du projet du  » Bois del Terre  » en Brabant wallon [lire l’encadré]. Avec, à la clé, le partage des charges et des abonnements divers (eau, gaz, électricité, Internet…), du matériel (tondeuse, parking…) et des véhicules (par covoiturage)…  » L’habitat groupé limite l’étalement urbain. Il permet aussi d’avoir des îlots d’habitants responsables, impliqués dans la vie sociale du quartier, et qui vont contribuer à son animation « , poursuit Nicolas Bernard.

Mais c’est un peu comme un ballotin de pralines, on ne sait jamais sur laquelle on va tomber. Trouver les bonnes personnes, c’est presque aussi dur que de trouver le bon partenaire dans un couple. Parfois, la greffe ne prend pas aussi facilement qu’on ne l’avait pensé. Ainsi, près de Namur, un projet d’habitat groupé a échoué.  » Nous arrivions dans un vieux quartier dont la culture était différente de la nôtre « , confie un candidat. Refroidi, il a jeté l’éponge. Vivre ensemble ne se décrète pas, surtout dans une société qui encourage l’individualisme…

En tout cas, mieux vaut ne pas avoir besoin de se loger rapidement. Entre le projet et la fin du chantier, quatre, cinq ans ont passé. Les recherches, les réflexions, les discussions…, tout est décidé ensemble.  » Il faut de la ténacité et du courage « , confie Stéphane Vanden Eede. Les outils juridiques actuels ne correspondent pas à la demande. Mieux vaut s’entourer de professionnels. Dix-neuf projets sur vingt n’aboutissent pas, par manque de structure et de méthode.  » La recherche du foncier est une première étape sensible à franchir. Ensuite, il faut convaincre les collectivités locales, les banquiers, les architectes… « , explique Benoît Debuigne. Après tout, pourquoi des élus feraient-ils confiance à une bande de citoyens qui prétend construire 8 logements ? C’est là que le bât blesse : face à des pouvoirs publics encore frileux, il manque des structures d’accompagnement pour les particuliers, afin qu’ils précisent leurs projets, rencontrent des personnes qui ont les mêmes attentes, construisent le montage juridique et financier de leur projet et leur étude de faisabilité pour convaincre qu’il est aussi solide que celui d’un promoteur conventionnel. Le tout empreint de beaucoup de réalisme : dans toutes ces formes d’habitats alternatifs,  » la solidarité existe, mais elle est limitée. Elle s’arrête quand un membre du groupe ne peut plus payer sa quote-part individuelle des charges supportées ensemble « , souligne Nicolas Bernard. On devrait donc parler de formes d’entraide…

SORAYA GHALI. photos frédéric pauwels/luna

 » Au total, le prix n’est pas plus élevé que pour une maison classique « 

Les outils juridiques actuels ne correspondent pas à la demande

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