» On va se remettre à aimer Bruxelles passionnément ! « 

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Un premier album en solo, trois expositions à Bruxelles, la scénographie du futur musée belge du train : François Schuiten est sur tous les fronts. Mais qu’est-ce qui fait courir le créateur des Cités obscures ?

A 56 ans – ce 26 avril -, François Schuiten est amoureux d’un bolide. Le  » démon de midi  » du célèbre auteur belge de bandes dessinées n’est ni un gros cube, ni un coupé sport. Pas son genre. L’engin de ses rêves, dont il a la maquette sur sa table à dessin, est une locomotive à vapeur. Fabriquée en 1939 chez Cockerill, à Seraing, cette merveille mécanique a atteint, cette année-là, 165 kilomètres à l’heure, un record mondial. Sur les six exemplaires produits de la série Type 12 Atlantic, seule la 12.004 a échappé, par miracle, aux ferrailleurs au début des années 1960. Remisée dans un dépôt aux toitures percées, à Louvain, la loco au carénage aérodynamique n’est plus en état de marche. Elle pourra néanmoins à nouveau jouer les stars dès 2014 ou 2015 : elle sera la pièce maîtresse du futur musée belge du train, dont la construction, sur le site de la gare de Schaerbeek, doit en principe débuter à l’automne prochain.

Ce musée, l’auteur des Terres creuses – avec son frère Luc Schuiten – et des Cités obscures – avec Benoît Peeters – en assume la scénographie.  » J’y travaille depuis cinq ans, nous confie-t-il. Le projet m’a pris énormément de temps et d’énergie. Mais on est sur la bonne voie.  » En parallèle, Schuiten a réalisé, en deux ans et demi, son premier album solo, dont les héroïnes sont précisément la Type 12 et le mécanicien-chauffeur de la locomotive, Léon Van Bel. Confronté, dans un pays imaginaire, à une inexplicable montée des eaux et au remplacement du train à vapeur par le téléphérique électrique, le mécano ne peut se résoudre à laisser son outil partir à la casse. La Douze, sa  » Douce « , il va, coûte que coûte, tenter de la sauver ( La Douce, Casterman).

Le Vif/L’Express : Ce nouvel album raconte une histoire de transmission du savoir entre un homme usé, Van Bel, et une jeune danseuse farouche, Elya, fille de cheminots. La conservation des connaissances, des trésors du patrimoine, c’est pour vous une obsession ?

François Schuiten : La Douce n’est pas, comme certains lecteurs pourraient le penser, l’histoire d’un homme qui refuse le progrès, la modernité, les nouveaux moyens de transport. Ce qui m’intéresse, c’est la trace que laissent les aînés et ce qu’en font ceux qui les suivent. Dans le cadre de mon travail sur le projet de musée ferroviaire à Bruxelles, j’ai recueilli les témoignages d’anciens mécanos et chauffeurs qui ont fait fonctionner les derniers exemplaires de locomotives à vapeur des chemins de fer belges. J’ai été ému, émerveillé par ces hommes qui avaient un véritable lien organique avec leur outil. Aujourd’hui encore, des passionnés s’efforcent, comme Van Bel dans mon scénario, de sauver des machines. Sans ces bénévoles, qui ont créé des associations et ont parfois investi des fortunes dans le rachat et la préservation de matériel roulant déclassé, il resterait bien peu de témoins du passé ferroviaire prestigieux de la Belgique.

D’où vient votre fascination pour le monde du rail ?

A travers le chemin de fer, vous touchez à des aspects fondamentaux de la société qui m’intéressent depuis longtemps : la révolution industrielle, les ambiguïtés du progrès, les villes et les voies de communication qui les relient entre elles… Le train a changé le monde partout où il est passé. C’est grâce au rail que le temps s’est uniformisé. Avant lui, Ostende et Bruxelles n’avaient pas forcément la même heure. Le train, c’est aussi le voyage, l’évasion. De sa fenêtre, à Amiens, Jules Verne pouvait voir passer les trains. Voyez quel écrivain fantastique cela a donné !

Vous ouvrez beaucoup de portes dans ce nouvel album, notamment la thématique d’un monde à la dérive. Mais les causes de la submersion du pays décrite dans La Douce restent mystérieuses.

J’évite de fabriquer des histoires trop fermées. Il y a des allusions aux changements climatiques, aux effets de la construction de centrales. Dans notre vrai monde aussi, en période de dérèglements, les causes et intentions ne sont pas toujours claires. On déclenche des catastrophes dont nous sommes les premières victimes.

Edgard, l’un des principaux protagonistes de cette histoire, a les traits de Jaco Van Dormael. Un hommage au réalisateur de Toto le héros et du Huitième Jour ?

Plus que cela. J’ai travaillé à la réalisation des décors de son dernier film, Mister Nobody. J’étais alors sa main, son outil. J’aime me mettre ainsi au service des autres. Cela vous remet à votre place, tempère votre ego. De mon côté, je lui ai fait lire La Douce page après page. Il m’a coaché quand j’étais en rade. C’est un lecteur respectueux, un horloger capable de mettre le doigt sur les couacs de la dramaturgie. C’est jubilatoire de réaliser un livre en solo et d’être seul à assumer le résultat. J’ai toutefois souhaité que plusieurs personnes me relisent, ce que je demande rarement.

Début mars, la Région bruxelloise a délivré le permis d’urbanisme de Train World, le futur musée ferroviaire belge. Rassuré ?

Je reste extrêmement prudent, vu la période de crise que nous traversons. Mais je pense qu’une ouverture du musée en 2014 reste possible. Les machines qu’on y verra ont déjà été sélectionnées. On ne peut plus les faire disparaître et il n’y a pas d’endroit où les conserver à long terme. Le rail est dans nos gènes, dans notre ADN. Faut-il rappeler que la Belgique a eu de grands ingénieurs spécialisés dans les chemins de fer ? Autour de l’année 1900, ils ont été jusqu’en Chine. De même, la Compagnie des wagons-lits, fondée par un homme d’affaires belge, Georges Nagelmackers, a effacé les frontières du continent. Et demain, le développement du rail restera un enjeu majeur pour les transports en Europe.

A quoi ressemblera le musée ?

La gare de Schaerbeek en sera l’entrée. Un nouveau bâtiment, très sobre, sera édifié avec une rigueur budgétaire à toute épreuve. L’effort est porté sur la mise en scène. Les engins du passé seront exposés, dont la Type 12. Mais on présentera aussi les gares de demain, les trains du futur…

Comment expliquer que les Britanniques, à York, les Français, à Mulhouse, les Néerlandais, à Utrecht, et d’autres Européens aient de superbes musées du train, tandis que la Belgique attend toujours le sien ?

La Belgique a des projets de musée ferroviaire depuis près d’un demi-siècle. Mais elle a une fâcheuse tendance à l’amnésie. Victor Hugo disait, à juste titre, que  » si le futur est une porte, le passé en est la clé « . L’histoire du rail belge nous fait comprendre ce que nous sommes. Mais il faut parfois attendre des années avant que les pouvoirs publics prennent conscience de la valeur de notre patrimoine. Il y a, dans l’Histoire, ce que j’appelle des  » angles morts « , des périodes pendant lesquelles on manque de lucidité. Dans l’immobilier aussi, on a détruit ce qui allait être considéré, un peu plus tard, comme des chefs-d’£uvre de l’architecture européenne.

Aujourd’hui, à Bruxelles, commet-on encore, selon vous, de telles erreurs en matière d’architecture et d’urbanisme ?

Il y faut toujours rester vigilant, car rien n’est jamais acquis. On se trompe facilement dans les choix, tout en faisant preuve, souvent, d’inertie. On avance par à-coups et dans l’opacité, comme ce fut le cas dans le quartier européen. J’aime Bruxelles. J’y déplore, d’autant plus, le manque flagrant de vision et de culture de la ville.

Vous avez qualifié, dans Le Vif/L’Express, de  » honteuse désinvolture  » la façon avec laquelle on prend des décisions à l’égard du palais de justice de Bruxelles. Veut-on toujours lui faire subir un mauvais sort ?

J’ai été choqué qu’on sorte du palais des tribunaux dans des conditions nébuleuses et qu’on brouille encore un peu plus l’image d’une capitale déjà très attaquée et en perte de repères. Le Palais de Justice est un bâtiment hors normes, symbole de l’étrangeté de la ville. On joue avec l’avenir de ce monument qui a imprégné l’histoire de Bruxelles. Le concours international d’idées sur la réaffectation du palais a été un véritable scandale et n’a servi à rien : l’Etat a renoncé à ses responsabilités en demandant qu’on lui fasse des suggestions au lieu de cadrer lui-même la vocation du bâtiment. Il faut un audit sur l’état de l’édifice, en vue d’une restauration. La ministre de la Justice actuelle semble plus sensible au sort du palais que son prédécesseur.

Que pense le Schaerbeekois que vous êtes de l’évolution du paysage urbain à Bruxelles ?

Bruxelles est une ville qui ne se donne pas facilement : trop de ruptures d’échelle, de manque d’homogénéité. Il faut donner plus de valeur à la capitale. La ville devra prendre un peu de hauteur à l’avenir. Reste à voir comment envisager cette nouvelle dimension, intégrer du logement, repenser la circulation urbaine et le rapport à la nature. Je suis certain que l’on va retrouver le goût de la ville. On va se remettre à aimer Bruxelles passionnément. Nous savons tous que nous allons connaître des moments difficiles. Il va falloir renoncer à des modes de vie dévoreurs de temps et d’énergie. On devra se rapprocher de son lieu de travail. On ne pourra plus continuer à urbaniser les campagnes, à construire des villas quatre façades, exemple même du repli sur soi.

Les plans de mobilité, à Bruxelles, sont souvent contestés, et les bouchons, toujours plus nombreux. Comment, dès lors, redonner ce  » goût de la ville  » ?

Bruxelles a pris du retard par rapport à d’autres villes d’Europe. On a multiplié les égouts à voitures en plein c£ur de la cité et l’arrogance de la voiture est depuis trop longtemps la norme. On le paie cher aujourd’hui. Car revenir en arrière implique une forme de violence. On peut résister, mais on n’échappera pas à un changement d’habitudes. Le doublement envisagé de la largeur du ring Nord, c’est à pleurer, mais peu importe : ce qui m’intéresse, c’est la ville elle-même et le plaisir qu’on a d’y habiter.

L’agression mortelle contre un superviseur de la Stib, le 7 avril, a relancé le débat sur la sécurité dans le métro, les gares… Bruxelles, ville dangereuse ?

Toute concentration humaine génère des tensions. Certains ont pu croire qu’en tant que capitale européenne Bruxelles était, d’une certaine manière, protégée du monde extérieur. Mais la ville appartient au monde, elle a ses quartiers difficiles. Je ne voudrais pas la voir ressembler à ces cités mises sous cloche.

La Belgique sera-t-elle encore là en 2030 pour fêter son bicentenaire ?

Je le crois. Mais ce sera une drôle de Belgique. Je fais confiance à mes concitoyens : on va encore nous inventer quelque chose de formidable, un bazar ingérable. Mais j’espère qu’on gardera notre sens de l’humour ! Plus largement, je suis convaincu que nos sociétés sont à la veille d’un basculement qui va nous obliger à réfléchir. Les défis à relever par la planète sont tels que la dimension nationale deviendra secondaire. Il nous restera l’échelle de la rue et celle du monde.

Après votre aventure ferroviaire, quels nouveaux projets avez-vous sur votre table à dessin ?

Je poursuis plusieurs idées, dont certaines en collaboration avec Benoît Peeters. Une histoire doit macérer avant de prendre forme. Il faut qu’elle s’impose à vous. Quand vous passez deux ou trois ans à dessiner un récit, vous n’avez pas intérêt à vous tromper au départ. Il faut savoir pourquoi vous vous lancez dans l’entreprise. Sinon, ce sont des larmes de sang semaine après semaine. Deux mois après le début du travail sur La Douce, j’ai senti que j’étais sur mon axe. Chaque fois que j’avançais, j’avais des émotions. Je peux me tromper, mais je savais qu’il fallait que je fasse ce livre.

Plus de trente ans après la sortie de Aux médianes de Cymbiola et de l’album Carapaces, quel regard portez-vous sur votre £uvre ?

Il me semble que certains albums vieillissent bien, comme La Tour. Avec d’autres, il m’arrive d’être en désamour. C’est le cas de Brüsel. Mais en le relisant dernièrement, je lui ai quand même trouvé un certain charme. On a toujours envie de refaire un album achevé. C’est le syndrome hergéen. Cela dit, le père de Tintin n’a pas forcément retouché ses albums à bon escient ! Moi, je ne suis jamais content, je me dis que j’aurais pu mieux composer certaines scènes. Pourtant, Dieu sait si je travaille énormément chaque page. C’est pour cela que j’admire tant Hergé, Jacobs et Franquin. Comment ont-ils réussi à être à la fois des auteurs ambitieux et populaires ?

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ENTRETIEN : OLIVIER ROGEAU

 » Ce qui m’intéresse, c’est la trace que laissent les aînés et ce qu’en font ceux qui les suivent « 

 » La Belgique a une fâcheuse tendance à l’amnésie « 

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