» On faisait semblant d’exister « 

Survivre à la mort de son enfant, qu’on avait confié à une collectivité. Un calvaire. Une mère  » désenfantée  » raconte sa lente reconstruction.

Avec le drame de Sierre, 22 familles se trouvent confrontées à la mort de leur enfant, qu’elles avaient confié à une autorité, une collectivité. Comment la vie peut-elle continuer après une telle rupture ? Comment aider ces familles ? Faut-il les entourer ? Nous avons rencontré Gwenaëlle Ansieau, dont la fille Eléonore est décédée en juillet dernier, accidentellement, pendant son camp de lutins. Eléonore avait 10 ans. Gwenaëlle raconte cette douleur de parents privés de leur enfant. Et l’importance capitale du soutien des proches.

Le choc

 » Le décès d’Eléonore, ce fut d’abord cet appel sur le portable de mon mari, à 21 h 30, le 22 juillet. J’ai tout de suite compris qu’il se passait quelque chose d’anormal, j’essayais de lui poser des questions, mais il était incapable de parler. J’ai pris son téléphone, et j’ai demandé « Qui êtes-vous ? » J’ai entendu « Vous êtes la maman d’Eléonore ? Votre fille est décédée. Elle n’a pas souffert. » En quelques secondes, notre équilibre familial, nos projets, notre avenir volaient en éclats. Curieusement, pas un instant je n’ai douté de l’authenticité de ce coup de fil. Je ne réalisais pas encore tout ce que ça voulait dire, mais je savais que c’était vrai. Nous étions en France, c’était la première fois que nous prenions cinq jours de vacances à deux, depuis treize ans. On a pris la route tout de suite. Je ne sais pas comment j’ai réussi à conduire ces 900 kilomètres, sous la pluie, de nuit, sans craquer. La tragédie de Sierre nous a replongés dans ces premières minutes, ces premières heures après l’annonce du drame. Comme nous, ces familles ont laissé partir leur enfant, et les voilà face à une épreuve qui bouleverse leur vie. « 

L’épuisement

 » Dans les mois qui suivent, on vit en pilotage automatique, comme détaché du monde environnant. Comme si on faisait semblant d’exister. On se sent terriblement diminué physiquement, intellectuellement et psychologiquement. C’est très frustrant. On se découvre des limites, et on comprend vite qu’on n’a pas le choix : on doit les respecter. Au quotidien, tout demande un effort, et c’est épuisant : sortir en essayant de ne pas pleurer, croiser des gens dans la rue, faire les gestes du quotidien, préparer un repas, sans parler de tout ce qu’il y a à faire au niveau administratif, etc. Intellectuellement, c’est comme si la mort de l’enfant occupait tout l’espace : on a beaucoup de mal à se concentrer, à lire, à suivre une conversation. On décroche tout le temps, on est ailleurs. Il m’arrive de discuter avec quelqu’un, en donnant l’illusion d’écouter, en souriant, mais je suis en train de penser : « Ma fille est morte, comment vais-je m’en sortir ? » Et chaque nuit, depuis huit mois, ma fille apparaît dans mes rêves, comme d’autres personnages réels ou non : même dans le rêve, je sais qu’elle est morte, et je m’interdis de me réjouir qu’elle soit là, je m’interdis de lui parler, de l’embrasser. Je me réveille très tôt, fatiguée, avec une tristesse énorme. « 

Le manque

 » La douleur, le manque sont omniprésents, presque physiques, comme un n£ud dans le ventre. Par moments, sans prévenir, ils vous submergent. Ça peut m’arriver chez moi, dans la rue, en voiture, au supermarché. C’est aussi la vue d’une photo d’elle, souriante, ou de son piano, de ses dessins, ses bracelets, ses peluches. C’est difficile, également, de voir grandir les amis d’Eléonore, d’écouter leurs projets, d’imaginer leur avenir. Pour elle, c’est fini. Ce sentiment d’injustice est très dur. J’ai vu les photos d’Eléonore prises pendant le camp. Elles ont été particulièrement douloureuses à regarder. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser : « Je n’étais même pas là pour les quatre derniers jours de vie de ma fille. » Elle était en parfaite santé, heureuse, positive. Je me souviens, elle venait de temps en temps près de moi pour me dire tout simplement : « Maman, tu sais, j’aime ma vie ! » Au début, on ne prend pas pleinement conscience de ce que la mort veut dire. C’est petit à petit, mois après mois, qu’on réalise à quel point notre vie est bouleversée, qu’on comprend que l’absence est définitive. Il faut vivre avec. Mon inconscient, lui, essaie encore d’intégrer sa mort. Je me surprends parfois à penser, pendant une demi-seconde, que, le soir venu, je lui raconterai telle ou telle chose. « 

Les autres

 » Sans le soutien de nos proches, je ne sais pas où nous en serions. Nous avons eu l’immense chance d’être très entourés, dès le début, et encore maintenant. Je souhaite de tout c£ur aux familles du drame de Sierre de pouvoir compter sur une telle solidarité. Tous les gestes, toutes les manifestations d’empathie, de soutien, sont les bienvenus. Un petit mot écrit, un repas qu’on vous dépose, un coup de fil pour proposer un café, une balade, un cours de yoga… Tout est bon. Certains sont plus doués que d’autres pour parler, dans des moments si difficiles. Mais surtout, il ne faut pas hésiter à se manifester. J’ai entendu l’un ou l’autre me dire : « J’ai peur d’être maladroit. » Il n’y a pas de mal-adresse, on est au-delà de ça. Tout ce qui vient du c£ur nous fait du bien. Parce que le pire, c’est le silence, faire comme s’il ne s’était rien passé, alors que, pour nous, le monde s’est écroulé. Dire simplement : « Je pense à toi » est déjà énorme. A chacun de s’exprimer selon sa sensibilité, sa personnalité. Toutes les petites attentions tombent juste. Avant Noël, une amie m’a proposé d’aller ensemble acheter notre sapin de Noël. Bien sûr, ç’aurait été difficile pour moi d’y aller seule. Une autre nous dépose chaque dimanche matin des croissants dans la boîte aux lettres. Certains n’hésitent pas à nous faire signe pour un souper entre amis. Et c’est vraiment sympa. Une autre encore, qui habite loin, m’écrit régulièrement, en envoyant un poème, un beau texte. Plusieurs m’ont proposé de ranger les affaires de ma fille. L’école (le collège Saint-Michel de Bruxelles) a tout fait pour nous faciliter la vie, au moment de l’enterrement, à la rentrée. Mais des inconnus se sont également manifestés, en nous écrivant. C’est d’ailleurs très touchant de sentir que, sans nous connaître, ils ont tenu à nous faire part de leurs sentiments. J’ai aussi été contactée spontanément par des mères ayant perdu un enfant. Ces rencontres ont été très fortes et très importantes pour moi, elles m’ont aidée. Ce soutien est essentiel et, dans la mesure du possible, il doit s’inscrire dans la durée. Ce n’est pas en trois semaines, ni même en six mois, qu’on reprend pied. « 

La vie

 » Nous ne sommes plus les mêmes. C’est une remise en question énorme. Soudain, on prend conscience de notre fragilité. On désire alors se recentrer, aller à l’essentiel, revoir nos priorités, nos relations aux autres. On cherche le sens de notre vie. S’il y a quelque chose de positif à trouver dans ce drame, c’est bien cela. Un soutien psychologique est bien sûr approprié. Mais chacun doit trouver les outils qui lui conviennent. Il faut savoir s’écouter. Il existe aussi des associations pour parents ayant perdu un enfant. Pour moi, c’est particulièrement important de se retrouver avec des gens qui ont vécu la même chose, même si les histoires de chacun sont différentes. On peut parler en toute liberté, on se comprend, il y a une dimension en plus par rapport à l’écoute des amis proches. Parfois, nos réactions, nos pensées, face à cette mort si injuste, sont déconcertantes. On se demande alors si on est « normal ». Par l’association, on se sent compris, donc rassuré. Il y a une écoute, une solidarité quasi tangibles. « 

PROPOS RECUEILLIS PAR SORAYA GHALI

 » Je ne pouvais pas m’empêcher de penser : « Je n’étais même pas là pour les quatre derniers jours de vie de ma fille. » « 

 » C’est petit à petit, mois après mois, qu’on réalise à quel point notre vie est bouleversée, qu’on comprend que l’absence est définitive « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire