Céline Nieuwenhuys avait été appelée par Sophie Wilmès pour intégrer le Gees, avant de rejoindre le Gems qui conseille l'exécutif De Croo. © ZIN TV / VIMEO

Céline Nieuwenhuys (Fédération des services sociaux): « On baigne dans une idéologie de l’efficacité et du pognon »

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux, siège désormais dans le Gems, qui conseille l’exécutif De Croo, et tente d’y faire remonter des préoccupations sociales. Pas toujours avec succès.

« Je savais que l’on était dans une société où l’argent est maître. C’est le capital, la productivité qui font avancer le pays et qui décident presque à la place du politique. Je le savais théoriquement, mais là, je l’ai vu », avez-vous déclaré il y a quelques semaines, dans une interview qui a fait grand bruit. Est-ce à dire que la Belgique a géré la crise en Etat bourgeois?

Je ne le dirais pas comme ça, mais plutôt sans une conscience, qui dépasse la théorie, qu’une grande partie de la population vit dans des conditions difficiles. Le fait que je vive dans un quartier précaire, à Bruxelles, fait que quand je sors de chez moi, je suis connectée à ce que vit une grande partie de la population, à ses conditions de vie et donc à ce sentiment d’urgence. Et quand on n’a plus l’occasion de voir ça de ses propres yeux ou de l’expérimenter dans son propre corps… Moi, je sais qu’entre passer du temps dans une salle d’attente d’un service social bondé et l’étudier, ou qu’on me le raconte, ce n’est pas la même chose. Nos politiques ont un niveau de vie qui ne les confronte pas à ça, ce qui est une chose. L’autre, c’est que la condition de ces personnes précaires ne va pas affecter de manière évidente l’économie. A long terme, ça fait des dégâts. On en paiera le prix bien plus tard, il y aura une crise économique, de la pauvreté, de la colère, de la criminalité, de la révolte, etc. Mais ça, ça n’impacte pas tout de suite les chiffres de la Banque nationale. Et dans une crise qui est gérée top down, depuis en haut, tout ce qui est à la marge passe complètement à la trappe. Les politiques sont beaucoup plus en lien avec les lobbys économiques qu’avec la voix des services sociaux ou de Médecins du monde.

On ne peut pas gérer tout un pays à partir d’un Codeco!

Vous êtes quand même la preuve que les gens que vous défendez sont écoutés, non? Vous avez conseillé deux gouvernements fédéraux d’affilée…

Je vais vous dire non, parce que tout ce qui était en lien avec ces questions-là dans les rapports, et encore maintenant, c’est la discussion que je viens d’avoir pendant vingt minutes avec un expert, ces questions ne sont jamais relevées par le gouvernement. Elles sont dans le rapport mais elles y dorment. Elles restent là, dormantes. Il n’y a pas un Codeco, je pense, où ils ont mis sur la table l’impact en santé mentale des familles précarisées. Par contre, ils vont discuter de la reprise du sport professionnel. Pourquoi? Parce que ces lobbys-là parlent le même langage. Ils sont plus proches, ils sont souvent entremêlés et aussi parce que ça brasse beaucoup de pognon. C’est simplement ça.

Ce « total décalage » que vous dénoncez est-il inconscient ou politique, pensé?

Pour moi, on baigne dans une idéologie dans laquelle la notion d’efficacité et le pognon prennent beaucoup de place. Dans une crise comme celle-là, ce n’est pas à ce moment-là que la logique va s’inverser. Elle se renforce, en fait. C’est à la fois inconscient et conscient: la couleur politique majeure à la table influence évidemment la manière dont ils décident. Dans le gouvernement fédéral précédent, j’ai eu des discussions en face à face avec certains d’entre eux, ça ne leur posait pas un souci qu’il y ait de plus en plus de personnes qui fassent la file pour des colis alimentaires et, en tout cas, la seule réponse pour eux, tout à fait évidente, et tout à fait généreuse, c’était de renforcer les quantités distribuées. Bref, on ne change rien, on laisse les choses telles qu’elles sont et on pallie. OK, il y a beaucoup de gens qui ont faim, il faut donner à manger. OK, on perd du pognon, il faut relancer les secteurs qui contribuent le plus au PIB, etc.

Avez-vous été confrontée, sur ces aspects, à des différences de sensibilité selon le niveau de pouvoir ou la compétence exercée?

Je pense que le niveau des Régions, comme celui des communes, est beaucoup plus connecté à la population et à ses besoins. Au niveau des Régions, très vite il y a eu la mise en place de task forces sur l’urgence sociale. Mais les Régions sont complètement soumises à la logique fédérale pour le moment. Aujourd’hui, tout doit passer par le Codeco. Rien que l’idée que les alcooliques anonymes puissent à nouveau se rassembler, ou que, dans des centres de santé mentale, on puisse recommencer à tenir des petits groupes de discussion, ça doit être soumis au Codeco. Le problème, c’est que le Codeco n’a jamais ni le temps ni l’intérêt de gérer ces choses-là. On ne peut pas gérer tout un pays à partir d’un Codeco!

Le déséquilibre est-il plutôt matériel, par l’argent qu’on y consacre, ou moral?

Il y a une grande part d’idéologie à la base. Prenez toute la réflexion sur les jeunes, qui a tourné autour des kots. La bulle de kot. En fait, moins de 20% des étudiants vivent dans des kots, mais c’était la mesure phare, à un moment donné, de dire « les jeunes peuvent vivre dans une bulle avec leur cokoteurs ». Mais de qui parle-t-on? Je ne dis pas qu’on s’en fout, des kots, mais ça concerne moins d’un cinquième des étudiants, qui sont eux-mêmes moins de la moitié de cette classe d’âge…

De quelle manière les intérêts de ceux qui n’ont été maîtres de rien dans notre société, a fortiori dans une crise comme celle-ci, pourraient-ils être mieux défendus?

Dans un monde idéal, j’aurais souhaité que dans une conférence de presse, un ministre dise: « Voilà, en Belgique, plus d’un cinquième de la population est mal logé, et dans une crise où on doit rester chez soi, ça n’est pas évident, mais sachez qu’on en a conscience, que cette crise vient nous rappeler que cette précarité est invivable, et sachez qu’avec tel et tel ministre, nous réfléchissons à une hausse des minimas sociaux, des bas salaires, ou à une grille des loyers qui empêcherait les gens de devoir payer des prix exorbitants pour vivre dans des lieux insalubres… » Ne fût-ce que de le dire, ça montrerait qu’il y a une conscience, qu’on ouvre des chantiers, pour lesquels il n’y a peut-être pas de réponse après-demain, mais qu’on est en train d’y travailler. Les régions ont très très vite mis en place des moratoires pour interdire aux propriétaires d’expulser les gens, et interdire aux fournisseurs de gaz, d’électricité et d’eau de les couper. Grande avancée! Mais il y a clairement une crainte de mettre en place une série de choses qui risqueraient de perdurer et qui, politiquement, ne sont pas en phase avec certains partis.

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