» On aime ou on déteste nos expos. Il n’y a pas de tiédeur « 

Le 29 octobre, Bozar ouvre l’exposition Jack Freak Pictures du célébrissime duo londonien Gilbert & George. Soit quatre-vingt-cinq images d’un art superbement ambigu et provocant autour de l’Union Jack. Ces compositions évoquant des vitraux désacralisés troussent les thèmes favoris des deux sexagénaires d’allure faussement classique : le sexe, la religion, l’argent et la race. Depuis la fin des années 1960 où ils se font remarquer par leurs performances à la limite de l’absurde, Gilbert & George posent un challenge à la fois visuel et politique, nourrissant des positions marketing pro-Margaret Thatcher, alors que leur ouvre flamboyante est à mille lieues de tous les conservatismes. Gilbert Proesch l’Italien et son compagnon George Passmore, né à Plymouth, constituent aussi une ouvre d’art vivante et mobile. Empreint de rituels, ce partenariat créatif est également un couple gay peu orthodoxe…

Le Vif/L’Express : Les Jack Freak Pictures ont été créées après l’énorme rétrospective organisée en votre honneur en 2007 par la Tate Modern de Londres qui a exposé plus de mille de vos £uvres : dans quel esprit et pourquoi ces variations insensées autour de l’Union Jack, le drapeau anglais ? On vous y voit de plain-pied ou dans des formes mutantes, soumis à un déluge de couleurs et de symboles.

George : On a littéralement explosé de créativité en sortant d’une longue période d’expositions et de voyages. Jusqu’à créer 153 images : là, on a brusquement arrêté comme si on avait retiré la prise. On a toujours utilisé le drapeau anglais sans jamais en avoir à ce point poussé l’exploration. Ici, on a senti la nécessité de saisir les notions de nationalisme et de tribalisme. C’est parti de la visite faite chez nous par le directeur de la Tate Modern qui nous avait dit que le bâtiment, ouvert en 2000, n’avait pas l’intention d’exposer des artistes anglais, confinés à la Tate Britain. On avait trouvé ce raisonnement horriblement provincial, proche de l’apartheid : il y a des artistes anglais dans les collections permanentes mais pas dans les expositions temporaires.

Gilbert : D’abord il y a le freak (fantaisie, monstre) et puis il y a le Jack, c’est notre façon de fermer les yeux et d’imaginer des recompositions de nous-mêmes.

Vous détournez de mille façons le symbole du drapeau national tout en ayant prêché les vertus de Mrs Thatcher, c’est un travail sur l’ambiguïté ?

George : On travaille à plusieurs niveaux, nos images ne se contentent pas de dire une seule chose à la fois ou d’être fidèles à la vision du réel. Quand vous voyez ce bouquet de fleurs, là, sur la table, on peut en dire dix-sept choses, non ?

Gilbert : Vous mentionnez Margaret Thatcher, mais la raison pour laquelle nous avons de l’intérêt pour son action, c’est qu’elle a libéralisé l’économie de l’art, nous ne croyons pas à la sponsorisation étatique de l’art.

Tout en éradiquant ce qu’elle considérait comme non rentable : par exemple, les mines.

Gilbert : Elle a fini un business qui était déjà, virtuellement, mort. Regardez les exemples des mines en France ou en Belgique. Elle a rompu la tradition des artistes ivres et subsidiés [sourire].

Elle doit détester ce que vous faites, non ?

George : Peu importe ce qu’elle pense à notre propos, elle a permis une économie de l’art dans ce pays. Un de nos amis, aujourd’hui disparu, lui a demandé ce qu’elle pensait de l’art moderne et elle lui a répondu :  » L’art moderne demande que vous le regardiez, le regardiez, le regardiez encore  » [il tapote les mots sur mon épaule]. Et ce n’est pas mal.

Gilbert : Les gens qui voient nos expositions s’en souviennent ; ils aiment ou détestent ce que l’on fait, mais il n’y a pas de tiédeur dans l’accueil !

La relation amour-haine est-elle applicable à vous deux ?

George : C’est ce que j’appellerais une question hétérosexuelle [rires].

Quelle est la part consciente de provocation dans des images où, par exemple, la présence de sperme, d’urine ou de matières fécales constitue une part de l’£uvre ?

Gilbert : Nous n’avons pas à provoquer qui que ce soit, il suffit que nous restions fidèles à nous-mêmes, à nos convictions. C’est une confrontation, une façon de poser des questions.

En 2007, vous avez été le sujet d’un excellent documentaire de la BBC réalisé par Alan Yentob : pendant quarante-huit heures après la diffusion, il était possible de downloader l’une de vos £uvres du Web, gratuitement ! C’est du socialisme !

George : [Rires.] C’était leur idée, excellente d’ailleurs. Quand on est arrivé à New York, juste après la diffusion de l’émission, la femme de chambre nous a présenté une copie en demandant de la signer. Une extraordinaire réalisation technologique.

Gilbert : En 2003, on est passé au digital. Auparavant, on travaillait uniquement avec des négatifs photo, des agrandisseurs et la technique des caches. Venant de la sculpture, on a créé notre propre langage photographique. On n’a jamais cherché la joliesse, plutôt le côté direct, brutal…

George : On trouve absurde les gens qui s’esbaudissent devant une £uvre représentant une scène monstrueuse en disant  » Quel merveilleux trait de peinture !  » [rires].

Ecoutez-vous de la musique en travaillant ?

George : [Epouvanté.] On ne ferait jamais pareille chose. On n’a pas de musique à la maison, on est plutôt antimusique en fait, même si on s’intéresse aux musicals de la période edwardienne, époque extraordinaire où les gens ne voyageaient pas sans 12 servants, les femmes descendant dîner dans n’importe quel hôtel de province, ornées d’une parure de diamants. On ne comprend toujours pas pourquoi les restaurants pollués par la musique ou la télévision nous empêchent de comprendre ce que raconte la dame à l’autre bout de la pièce.

Je vous ai aperçu dans un restaurant kurde du nord de Londres où vous allez systématiquement et immanquablement tous les soirs après avoir marché les trois kilomètres qui le séparent de votre maison. Pourquoi un tel rituel ?

George : On y va depuis quinze ans, oui. Le rituel gèle le cerveau : par exemple, on ne lit jamais le menu, à quoi bon ? On prend la même chose pendant six mois, puis on change [sourire]. Dans notre vie, tout est fait pour libérer au maximum le cerveau et avoir des hectares et des hectares devant nous pour créer, pour atteindre une sorte de niveau de flottaison qui peut ressembler à l’état amoureux. On n’a pas besoin de chercher de place de parking, on n’a pas de voiture, ni de lire des brochures de vacances, on ne part jamais. On lit néanmoins les journaux et écoutons les nouvelles avant de nous changer pour le dîner… C’est utile de savoir ce que pense l’ennemi [rires].

Vous venez de recevoir un titre de Magister Artium Gandensis par la Hogeschool de Gand : dois-je vous appeler docteurs ?

Gilbert : [Rires.] Ce ne sera pas nécessaire. Nous ne sommes pas coutumiers de la chose : nous en avons reçu deux en Grande-Bretagne mais directement liés à l’est de Londres où nous habitons, parce qu’ils pensent que nous sommes de véritables cockneys. Le West End (plus chic) ne nous a pas fait cet honneur.

Vous habitez Fournier Street dans l’East End, effectivement : à un bout de la rue se trouve une église anglicane, à l’autre bout, une mosquée qui débouche sur une artère commerçante, Brick Lane, habitée par les Bengalis. Ce quartier a une histoire typique du changement de Londres. Quand y êtes-vous arrivés ?

George : On est arrivé dans la rue au milieu des années 1960 : à cette époque, la mosquée était une synagogue fréquentée par des juifs plutôt aisés. A l’origine, le bâtiment était une église française fréquentée par les huguenots qui ont essayé de convertir les juifs au christianisme. Cela n’a pas fonctionné et c’est devenu une synagogue qui a fermé à la fin des années 1970, les juifs partant du quartier, pour laisser place à une mosquée. Ce qui est intéressant, c’est que personne ne sait ce qui viendra ensuite, parce qu’il y aura autre chose…

Gilbert : Lorsque nous avons eu notre exposition à la Tate Modern, en 2007, nous avons organisé un dîner dans l’église anglicane. Il y a trente ans, le prêtre de cette église était rigoureusement antigay et militait avec son amie Mary Whitehouse [NDLR : célèbre zélote conservatrice 1910-2001] contre la présence de gens comme nous [sourire].

Vous venez de familles religieuses, méthodiste pour George, catholique pour Gilbert : en quoi cela a-t-il conditionné votre travail artistique ?

George : Il était impossible de se dire athée et l’art était une façon de sortir de la misère, des rues odorantes.

Gilbert : Le frère de George est devenu curé, n’est-ce pas George ? Moi, je me devais de prier jour et nuit pour la sauvegarde des âmes. J’habitais un petit village tranquille des Dolomites où mon père était cordonnier. La religion n’a pas marché : quand je suis arrivé à 14 ans à l’école d’art, j’ai réalisé qu’il y avait d’autres avis. Mais après avoir fait trois années en sculpture de bois, et étudié en Autriche puis en Allemagne, je suis parti étudier à Londres en 1967 à la Saint Martins School of Art (fameuse école d’art) et, à ce moment-là, je me rappelle être allé à confesse où le prêtre m’a dit que je devais obéir à la loi de Dieu. Je ne suis jamais retourné à l’église.

Les swinging sixties ?

George : Nous ne faisions pas du tout partie de cela, n’étions pas hippies, ne prenions pas de drogues et ne pratiquions pas le sexe libre [sourire]. J’ai grandi dans l’Angleterre d’après-guerre où les dommages s’observaient dans la rue : j’y voyais des gens sans bras ou avec un seul £il, une seule jambe. La seule certitude était que le meilleur était à venir. J’ai grandi avec une mère célibataire dans un milieu modeste et seuls les gens de la classe moyenne étaient supposés s’intéresser à l’art : particulièrement les filles qu’on plaçait là pour éviter qu’elles ne tombent enceintes avant le mariage. Cela ne marchait pas toujours [sourire]. Un professeur m’a débusqué et m’a dit que j’avais du talent.

Gilbert : Lorsqu’on s’est rencontrés, en 1967, on était extraordinairement arrogants de penser que notre forme dingue d’art était supérieure à celle des professeurs que nous considérions comme finis. Et d’une certaine manière, ils l’étaient. Après 1968-1969, tous les sculpteurs de la génération précédente ont disparu.

George : On suivait des cours de  » sculpture avancée « , complètement en marge de l’école, donnés par un certain Frank Martin qui prenait tous les desert rats comme élèves. C’est seulement des années après avoir quitté Saint Martins qu’on s’est rendu compte qu’il y avait aussi un département de peinture. On planait complètement…

Vous formez une seule et même unité artistique, vous avez 67 et 68 ans, qu’arrivera- t-il quand l’un des deux mourra ?

George : C’est une question très allemande [rires]. On a fait une conférence de presse en Allemagne et c’était la toute première question, l’autre classique étant [fort accent allemand] :  » Do you plan to die together ?  » A cela j’ai répondu qu’on traverse toujours la rue ensemble [rires]. Nous sommes comme tous les autres couples du monde, pourquoi cela serait-ce différent ? Bien sûr que c’est une tragédie. Pourquoi s’inquiéter de mourir alors qu’on ne se pose aucune question sur notre sort avant la naissance ?

Jack Freak Pictures, au Bozar, Bruxelles, du 29 octobre au 23 janvier 2011, www.bozar.be

PROPOS RECUEILLIS PAR philippe Cornet

 » Pourquoi s’inquiéter de mourir alors qu’on ne se pose aucune question sur notre sort avant la naissance ? « 

 » On n’a jamais cherché la joliesse, plutôt le côté direct, brutal… « 

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