Ohio Où est passé le rêve américain ?

A la veille des élections de mi-mandat au Congrès, tous les candidats prétendent défendre les intérêts d’une classe moyenne en proie à une crise profonde. Plongée au cour de cette Amérique anxieuse pour son avenir, et qui a le sentiment d’être oubliée.

De notre envoyé spécial

Dennis Evans a tout pour être heureux. A 42 ans, il vit avec sa famille dans une belle maison en bois, au bout d’une rue longée d’arbres, dans un coin tranquille du pays le plus riche du monde. Assis dans la cuisine, où de grandes fenêtres donnent sur un jardin verdoyant, ses deux garçons, Nick et Ethan, interrompent leurs jeux vidéo pour bredouiller quelques mots de français entre deux éclats de rire. Dehors, on entend vrombir la tondeuse à gazon d’un voisin. Les lieux respirent le bonheur, mais Dennis est inquiet. Et son malaise, partagé à des degrés divers par toute la classe moyenne américaine, sera l’une des clés des élections de mi-mandat, le 2 novembre, à l’issue desquelles les démocrates risquent de perdre la majorité au Congrès (voir l’encadré page 64).

Voilà dix-huit mois que Dennis a perdu son job dans une administration locale à Columbus, capitale de l’Ohio. Heidi, son épouse, travaille toujours. Mais un seul salaire ne suffit pas quand, mois après mois, il faut rembourser l’emprunt contracté pour la maison, régler les factures des cartes de crédit, les dépenses de tous les joursà Alors les réparations et les petits travaux d’entretien devront attendre. Les vacances sont un lointain souvenir. Et les créanciers de tout poil appellent, parfois plusieurs fois par jour, pour réclamer leur dû.

Le père de famille ne se plaint pas. Il fait partie des privilégiés qui bénéficient d’une assurance santé performante, explique-t-il, grâce à l’emploi de Heidi :  » Nous avons beaucoup de chance.  » Il a raison. Entre son allocation de chômage et le salaire de son épouse, le ménage bénéficie d’un revenu annuel de 80 000 dollars (58 000 euros), soit un tiers de plus que la moyenne nationale. Dans les années 1960, une famille aussi fortunée aurait incarné le fameux  » rêve américain « . Aujourd’hui, explique Heidi, les Evans peinent à joindre les deux bouts tant les crédits à rembourser grèvent le budget. En attendant de trouver un job, Dennis a pioché dans des économies qui devaient lui assurer une retraite heureuse. Ses envois de CV, par centaines, lui ont valu une douzaine d’entretiens d’embauche, restés sans suite.  » Je travaillais dans le secteur des relations publiques, qui est souvent le premier touché en période de crise, souligne-t-il. C’est aussi l’un des derniers à profiter d’une éventuelle reprise.  » Avec sa petite quarantaine d’années, il a parfois l’impression d’être déjà trop vieux. Les jeunes coûtent moins cher. Et puis il y a un effet de mode :  » Même le porte-parole de la Maison-Blanche n’a pas 40 ans « , rappelle Heidi.

Il n’y a pas si longtemps, ce genre de situation semblait réservé à des pays comme la France, où les lois sociales sont parfois accusées d’entraîner des blocages à l’embauche. Ce n’est plus le cas. Le rêve américain est menacé et, à Washington, les politiciens de tous bords en font les frais : la  » colère  » de l’électorat est devenue l’un des grands thèmes de la campagne. L’émergence du Tea Party, un mouvement populiste issu de la classe moyenne blanche, n’a pas d’autre explication.

On est loin de la vie décrite dans Desperate Housewives

Les Européens ne se rendent pas toujours compte de la gravité du phénomène. Dans l’esprit de nombreux téléspectateurs, les maisons confortables de Desperate Housewives ou, pour les plus anciens, de Ma sorcière bien aimée, reflètent fidèlement le cadre de vie des cols blancs américains. Pour les 10 % les plus riches, c’est bien le cas. Mais les autres vivent à l’image des Evans. Et depuis un bon moment.

Il suffit d’interroger les habitants de Clintonville pour s’en rendre compte. Dans ce quartier plutôt résidentiel de Columbus, les prises de parole politiques restent sages. Entre amis, les mérites respectifs des démocrates ou des républicains semblent moins occuper les conversations que le sort des animaux domestiques ; l’un des autocollants les plus répandus sur les pare-chocs des voitures exprime la fierté du conducteur d’avoir adopté un chat abandonné –  » I am the proud owner of an adopted cat « . Ici, le revenu médian des ménages correspond à la moyenne nationale, soit 50 000 dollars par an (36 000 euros). Mais la récession n’a pas entraîné les mêmes dégâts à Clintonville qu’ailleurs : le marché immobilier a résisté et les pertes d’emplois ont été relativement peu nombreuses. Pourtant, à l’abri des façades pimpantes, le stress est palpable.

Le long de High Street, l’une des principales artères commerçantes, la patronne d’un magasin d’articles de jardin, Joan Frederick, a vu ses recettes baisser de 25 % depuis le début de l’année.  » Je travaille sept jours sur sept, onze heures par jour, confie-t-elle. Mais je n’y arrive plus. Les clients renoncent à acheter les objets les plus coûteux.  » Quelques portes plus loin, la marchande de friandises, Melissa Goodrich, doit relancer ses clients les plus fidèles, à l’approche de Halloween. Quant au marchand d’antiquités, Pedro Zamora, il s’est lancé dans la vente sur Internet et dans la réparation de meubles anciens :  » L’avenir de mon business était en jeu.  » Dans sa maison tranquille de Maize Road, Rob Duvall abrite depuis des mois une amie criblée de dettes. Et il a suffi que la bibliothèque municipale propose un emploi de magasinier à temps partiel pour que le responsable, Greg Derby, reçoive près d’une centaine de réponses :  » Parmi les candidats, dit-il, plusieurs avaient des diplômes universitaires. C’est le genre de job pour lequel nous aurions reçu autrefois une vingtaine ou une trentaine de curriculum vitae. « 

Aggravé par la récession, qui expose le phénomène au grand jour, le lent étranglement de la classe moyenne américaine a commencé, en réalité, vers le début des années 1970. Depuis lors, selon les économistes, le revenu net médian de 9 Américains sur 10 a augmenté de 10 % seulement, tandis que les plus riches parmi les plus riches, soit 1 % de la population, ont vu leurs revenus multipliés par 3. A la stagnation des revenus et à l’accroissement des inégalités s’ajoute un troisième facteur, encore plus grave.  » Le rêve américain était fondé sur l’idée que, même si nous ne faisons pas tous fortune, nous pouvions avoir la certitude que nos enfants vivraient mieux que nous, rappelle Oded Shenkar, professeur en gestion des ressources humaines à l’Université de l’Ohio. Or ce n’est plus le cas.  » La mobilité sociale est bloquée et, plus que jamais, les gamins des plus pauvres ont la certitude qu’ils resteront pauvres. De ce point de vue, aux Etats-Unis, les chiffres sont plus mauvais que ceux de la plupart des pays européens (1).  » Ici, votre échec est programmé d’avance, grommelle un chauffeur de bus. A moins d’avoir des parents riches, il n’y a rien à espérer. Tout le monde parle du rêve américain. Mais ce n’est que ça – un rêve, rien de plus. « 

Les origines de la débâcle sont multiples, mais la lente disparition de l’industrie manufacturière joue un rôle indéniable. Dans l’Ohio, le secteur automobile a longtemps constitué la principale voie d’accès vers la classe moyenne. Mais les ouvriers chinois ou mexicains travaillent désormais aussi bien pour moins cher. Ce sont eux, désormais, qui caressent le rêve d’une vie meilleure, pour eux-mêmes et pour leurs enfants.

D’autres facteurs ont joué. L’augmentation stratosphérique des frais d’éducation, depuis dix ans, oblige un nombre croissant de jeunes à s’endetter bien avant leur entrée dans la vie active. Les questions de santé, aussi, pèsent lourd dans le budget des familles. Car la qualité de la couverture médicale dépend, en gros, du contrat qui lie le salarié à son entreprise. Ainsi, à Clintonville, Richard et Suzette Viola gagnent bien leur vie, mais Richard a dû attendre que son épouse décroche un emploi dans le secteur public pour subir une opération du c£ur. Grâce à l’excellente assurance santé liée au nouveau job de Suzette, l’intervention n’a coûté que 300 dollars. Il en aurait fallu 53 000 (38 000 euros) si aucun des deux n’avait bénéficié d’une couverture médicale, ou la moitié de cette somme si Suzette avait conservé son emploi précédent, où l’assurance proposée était de qualité moyenne. De nombreux couples font des choix de carrière en fonction de la couverture médicale associée aux emplois de l’un et l’autre. Résultat, si les membres de la classe moyenne américaine se perçoivent comme plus ou moins riches, la plupart se sentent également vulnérables.

Et abandonnés, aussi. Sous George W. Bush, les républicains donnaient l’impression de défendre les intérêts de Wall Street plutôt que ceux du citoyen ordinaire. Barack Obama, lui, est accusé, à tort ou à raison, de veiller au sort des minorités ethniques et des plus pauvres. Le président évoque souvent le sort des classes moyennes, mais son administration, sans doute submergée par les urgences liées à la récession, n’a guère agi en faveur de cet électorat. Pis, les patrons de petites entreprises redoutent l’impact financier de la réforme annoncée de l’assurance santé.

Condamné au chômage depuis un an et demi, Dennis Evans persiste à chercher un emploi dans son secteur d’origine. Mais il est résigné à accepter un poste dans un autre domaine d’ici à deux ou trois mois, s’il le faut. Il songe déjà à l’éducation, ou à un job de garde-malade. Et sa maison ?  » J’ignore si nous pourrons la garder. J’ai souscrit un emprunt sur trente ans et il reste dix-huit ans de traites à payer. On verra bien. Cette expérience pénible m’a changé en profondeur. J’ai appris à ravaler mes ambitions et à être plus patient. J’ai dû expliquer à mes enfants, aussi, pourquoi ils ne pourraient plus acheter tant de jeux vidéo.  » C’est un homme plus serein, sans doute. Plus résigné, certainement. Et qui a perdu une partie de ses rêves.

(1) Understanding Mobility in America (Center for American Progress, avril 2006).

Marc Epstein. Reportage photo : jay laprete/polaris pour le vif/l’express

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