Sombre dans son décor, Falaise l'est aussi dans son propos, où s'accumulent les chutes et les éboulements. © François Passerini

Noir c’est noir

Après Là, la saison dernière, les Halles de Schaerbeek accueillent la deuxième partie du diptyque de la compagnie Baro d’Evel : l’intense Falaise. Là où tout était blanc, tout est noir, mais il reste de l’espoir.

Tout comme Grande – de Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel et Optraken du Galactik Ensemble, Falaise, présenté prochainement aux Halles de Schaerbeek (1), fait partie d’une nouvelle vague de spectacles créés par des circassiens mais qui ne sont plus du cirque. S’il y a bien un peu d’acrobatie et d’humour clownesque, on y mêle surtout du jeu, de la musique, du chant, de la danse, de la peinture, dans une gigantesque scénographie qui constitue un agrès à elle seule et qui engendre des tableaux dignes de Goya ou de Thierry De Cordier, teintés d’amour et de mort, de rivalités et de solidarités.

Découvert en début de tournée au Teatre Lliure, dans le quartier escarpé de Montjuïc, à Barcelone, Falaise prend place dans un écrin noir qui va petit à petit se tacher de blanc. Au niveau chromatique, on est ici exactement dans le négatif du premier volet du diptyque conçu par Baro d’Evel, Là, où le blanc se couvrait progressivement de noir. Mais le décor de était une boîte nue et lisse, un espace conceptuel, alors que Falaise occupe une sorte de morceau de ville, un port sans doute, mais un port un peu féerique, avec des ruelles et des fragments d’habitations dotées de portes, de fenêtres, de balcons et d’ouvertures qui se révèlent au fur et à mesure et dont on entre ou on sort à l’horizontale, et d’abord par les pieds.

Le contraste entre les deux spectacles se joue aussi au niveau de ceux qui les peuplent. Dans , ils étaient trois : la Française Camille Decourtye et le Catalan Blaï Mateu Trias, c’est-à-dire les fondateurs de Baro d’Evel, tous deux formés à l’Ecole nationale des arts du cirque de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) puis au Cnac (Centre national des arts du cirque) de Châlons-en-Champagne, et Gus, un corbeau pie impertinent à l’aura magnétique. Ici, sur cette Falaise, ils sont beaucoup plus nombreux. Le plumage noir de Gus fait place à la robe blanche du cheval Chapacan, accompagné par une petite nuée de damascènes, ces pigeons domestiques dits aussi  » de Jérusalem « , originaires de Syrie. Côté humain, le duo noyau dur de la compagnie se mêle à six autres interprètes pour former un vrai groupe. Y cohabitent une princesse suspendue qui n’arrête pas de basculer, un vagabond barbu et marmonnant, un couple de jeunes mariés engoncés, une vieille femme à la chevelure de crin, une furie bondissante, une fanfare…

Ecroulements

Résultat, parallèlement à , d’un travail de recherche mené pendant deux années, Falaise interroge la notion de vide, de pas à franchir vers l’inconnu.  » C’est à la fois une façon de parler du monde d’aujourd’hui mais aussi de quelque chose qu’en tant que circassiens nous avons vécu de près, confie Blaï Mateu Trias à l’issue de la représentation barcelonaise. A l’école de cirque, quand vous apprenez les saltos, arrive toujours le moment où il faut y aller : on vous enlève les longes, il faut le faire sans. Et même si vous savez que vous savez le faire, il faut quand même le faire ! C’est un sentiment universel, auquel tout le monde est confronté à un moment ou un autre. Il faut apprendre à marcher, quitter ses parents, décider ce qu’on veut faire dans la vie, être confronté à la mort…  »

Sombre dans son décor, Falaise l’est également dans son propos, où, sur une bande-son où figure aussi bien du chant baroque (le somptueux Stabat Mater de Pergolèse) que des refrains rock, s’accumulent visuellement les chutes et les éboulements. Il y a quelque chose d’un écroulement dans ces murs qui partent en miettes.  » Mais c’est tout petit là, votre château, comment on va faire ? Ça ne va pas du tout, c’est tout cassé. Si ça continue comme ça, il va y avoir des séquelles « , s’exclame Camille, s’adressant à Blaï apparu en diva d’opéra à une fenêtre. Un dialogue absurde qui résonne étrangement avec la situation actuelle du monde et les réflexions de la collapsologie. Si Blaï veut éviter d’enfermer l’interprétation d’un spectacle à la dramaturgie  » poétique et labyrinthique  » en cautionnant cette lecture possible, il ne l’exclut pas :  » Il est clair qu’en créant ce spectacle aujourd’hui, alors que nous avons 40 ans, nous sommes beaucoup plus conscients de l’état des choses et du monde qu’il y a dix ans, quand on montait des spectacles plus légers.  »

Mais le contraire de léger n’est pas forcément lourd, et la noirceur plastique de Falaise s’éclaire de moments lumineux. Dans une scène particulièrement marquante, un couple s’avance à petits pas, gêné dans sa marche. L’homme et la femme libèrent progressivement leurs mouvements en faisant craquer leurs vêtements-gangues. Un hymne à la joie en crescendo, où l’étreinte vire bientôt à la lutte. Dans un autre passage, deux hommes s’interrogent sur l’attitude à adopter face à un troisième en manteau à poils blancs, qui gît inanimé. Faut-il l’aider ou est-ce dangereux de le toucher ? Là aussi, les propos font écho bien au-delà du théâtre, mais, directement, ce sont des rires qu’ils déclenchent, en absorbant le dilemme dans un numéro de clowns. Ailleurs, Blaï unit son corps à la croupe du cheval pour se transformer en vieille dame dialoguant avec un pigeon. Sa tirade parle de solitude et du fait de ne plus supporter qu’ils  » soient si nombreux « . Encore une fois, l’abstraction des paroles et de la situation permet à chacun d’y projeter ce qu’il veut, en lien avec l’actualité ou avec son propre vécu, mais le premier résultat, c’est le rire.  » L’humour a toujours été là, confirme Blaï. Histoire de ne pas se prendre trop au sérieux, de rester simple. C’est ce qui nous permet d’évoquer tout ça. Parce que si on ne rigole pas, on ne voit pas pourquoi on fait ça.  »

Blaï a d’ailleurs de qui tenir. Alors que Camille vient d’une famille de la Beauce proche des chevaux, ce Barcelonais est le fils du clown Tortell Poltrona, figure bien connue en Catalogne et représentant de l’essor artistique autodidacte post-Franco. Avec lui, Blaï a participé en 1992 au lancement de Clowns sans frontières, un mouvement devenu depuis international : des bénévoles qui partent en commando humoristique dans des lieux bouleversés par la guerre ou les catastrophes naturelles.  » Je suis d’abord parti en ex- Yougoslavie, raconte Blaï, puis au Sahara, en Colombie, au Bangladesh… On se rend compte que ce genre de spectacles, ça sert, ça peut donner de l’espoir, de l’énergie, remonter le moral.  » C’est là aussi le sens des paroles de Camille qui, quand tout le monde semble (se) laisser tomber, tente de garder l’ensemble debout :  » On va refaire, on recommence. On peut tout recommencer.  »

(1) Falaise : aux Halles de Schaerbeek, du 5 au 7 novembre. www.halles.be

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