Nikolaï Lugansky, âme russe

Il magnétise le public et joue dans la cour des très grands. Ses deux concerts avec l’Orchestre national de Belgique, à Bruxelles et à Charleroi, seront l’occasion de vérifier que la légende vivante du piano se porte bien.

La plupart des pianistes russes, tels Anton Rubinstein, Serge Rachmaninov, Sviatoslav Richter ou Vladimir Horowitz, pour ne citer qu’eux, sont des mythes. Leur virtuosité qui va au-delà de la technique, leur soif de travail, leur immense culture et leur sens de la musique ne cessent de nous fasciner. Nikolaï Lugansky poursuit cette grande tradition. Sollicité dans le monde entier, il n’est pas facile à joindre. Il nous propose de déjeuner, entre deux avions, à l’aéroport Charles-de-Gaulle à Roissy. Il vient d’enchaîner une série de concerts à Nantes et, en pleine forme, s’enthousiasme à la perspective de revenir en Belgique (1).  » Je connais Andrey Boreyko, le chef de l’Orchestre national de Belgique, depuis dix-huit ans. A l’époque, il dirigeait l’Orchestre national de Russie. Nous avons discuté du programme ensemble, en y impliquant aussi les musiciens. Notre choix s’est porté sur le Concerto pour piano n° 1 de Brahms. Je ne le joue pas souvent. Pourtant, c’est l’un de mes concertos préférés, le plus passionné et le plus émotionnel. Tout le monde l’aime et nous avons décidé de faire plaisir à tout le monde !  »

Enfant prodige

Nikolaï est né à Moscou en 1972, dans une famille de scientifiques : son père est physicien, sa mère chimiste.  » Je n’ai pas suivi leurs exemples. La physique exige un esprit abstrait, ce qui est trop difficile pour moi. La chimie est plus réglementée et plus accessible, j’avais de bonnes notes, mais je trouvais la littérature plus intéressante. De toute façon, dans ma famille, chacun a sa vocation. Mon frère est luthier et répare les guitares, ma femme est pharmacienne. Mes parents aimaient la musique, c’est d’ailleurs la musique qui a uni leurs destins à Moscou. Ma mère a invité mon père au Bolchoï, voir la Traviata, son opéra préféré. Quelques mois plus tard, il l’a demandée en mariage…  »

A l’âge de 5 ans, Nikolaï reçoit comme cadeau un minuscule piano, un jouet. Sans aucune formation, il joue, de mémoire et à la perfection, May There Always Be Sunshine, une chanson soviétique pour enfants. C’est ainsi qu’on découvre qu’il a l’oreille absolue.  » Au début, mon père n’y croyait pas, mais un second épisode l’a convaincu que je devais faire de la musique. A cette époque, mes parents possédaient une datcha. Je voudrais juste préciser que cette maison n’avait rien en commun avec la datcha de l’imaginaire collectif des Occidentaux, à savoir une résidence secondaire pour les riches. Dans les années 1970, on avait une datcha pour pouvoir survivre, pour y cultiver des légumes. C’était très primitif. Notre voisin, un compositeur, possédait un piano. Sans avoir jamais étudié le piano, j’ai joué une sonate de Beethoven, sans partition.  » Devant cet exploit, les parents décident de lui offrir une vraie formation musicale et l’inscrivent, à l’âge de 7 ans, à l’école centrale de musique de Moscou. Une école comme toutes les autres, sauf qu’on y pratiquait beaucoup de musique. Nikolaï y reçoit les lumières de Tatiana Kestner, disciple d’Alexander Goldenweiser, un des tout grands pianistes de la première moitié du XXe siècle, ami de Rachmaninov.

Elève de Tatiana Nikolaïeva

A la mort de Tatiana Kestner, en 1985, il devient élève de Tatiana Nikolaïeva, la  » grande dame du piano soviétique  » et amie de Dimitri Chostakovitch.  » Chostakovitch était très impressionné par Nikolaïeva, c’est pour elle qu’il a composé les 24 Préludes qu’elle a créés à Leningrad en 1952.  » Pendant huit ans, Nikolaï et Nikolaïeva seront soudés par une complicité extraordinaire. On peut parler d’une  » transmission à la russe  » où une relation pédagogique, doublée d’une relation artistique et quasi filiale se tisse entre le maître et l’élève.

De cette époque datent ses premiers enregistrements de Bach, Scriabine, Rachmaninov, Beethoven.  » Tatiana Nikolaïeva voyageait beaucoup en Europe et distribuait mes enregistrements. C’est ainsi que j’ai pu faire mes débuts sur scène en France, en 1988, à l’âge de 15 ans.  » C’est aussi l’époque des premiers concours, épreuves incontournables pour les jeunes musiciens.  » Participer à un concours est un cauchemar. Selon moi, la musique n’est pas faite pour être comparée et y mettre des cotes. Elle est faite pour être écoutée. Mais, que voulez-vous, la compétition est dans la nature humaine.  » Pourtant, dans les concours, Nikolaï s’en sort brillamment. En 1988, il obtient la médaille d’argent au concours Bach de Leipzig. En 1990, il décroche le second prix du concours Rachmaninov de Moscou et en 1992, il est proclamé  » meilleur pianiste  » à l’académie d’été du Mozarteum de Salzbourg, en Autriche.

Le temps des épreuves

L’année 1993 est difficile. En troisième année au conservatoire de Moscou, Nikolaï est victime d’un accident qui se solde par des blessures aux pieds et au dos.  » C’était lors d’une fête, un peu arrosée, j’ai sauté du deuxième étage « , confie-t-il dans un sourire. Second grand choc : Tatiana Nikolaïeva meurt brusquement à San Francisco, victime d’une hémorragie cérébrale. Nikolaï poursuit sa formation avec Sergueï Dorenski, directeur de la section piano au conservatoire de Moscou.  » C’est lui qui m’a convaincu de participer au concours Tchaïkovski de Moscou, le plus grand concours au monde. Je l’ai fait, mais ce n’était pas facile. J’ai gagné le deuxième prix, le premier n’a pas été attribué.  » Sa prestation est fracassante et inspire ce commentaire à un critique :  » Ce fut comme un coup de soleil, un choc musical. Personne ne pouvait imaginer que l’âme de ce jeune garçon modeste et sans prétention, à l’apparence ascétique mais aussi poétique, contenait un tel volcan avec un tel contrôle inspiré et résolu.  » Le style de Lugansky est né : simplicité, justesse, énergie, puissance retenue, absence de pathos et un toucher aussi enveloppant qu’une caresse.

Ses goûts sont déjà affirmés : il vénère Rachmaninov et il l’interprète somptueusement.  » Si je devais citer un seul nom, ce serait celui-là. J’ai eu un véritable coup de foudre pour lui. L’écriture de Rachmaninov est d’une telle perfection et d’une telle beauté. On ne peut pas écrire de façon plus parfaite.  » Chopin le séduit beaucoup, même s’il est plus difficile à jouer que Rachmaninov. Très russe, très attaché à sa terre et à sa musique nationale, il adore aussi Prokofiev, Mikhaïl Glinka ( » un génie « ) et Nicolas Medtner, compositeur un peu oublié aujourd’hui. En littérature, il cite, parmi ses écrivains préférés, Pouchkine et surtout Tchekhov, le plus grand.  » Mais pour moi, ce qui compte le plus, c’est la musique. Elle peut tout exprimer, sauf les tables de multiplication (rires), et ce, beaucoup mieux que la littérature.  » Nikolaï aime aussi les échecs,  » combinaison de la science, de l’art et de la philosophie  » et le badminton, idéal pour travailler ses réflexes !

(1) Le 29 janvier, à 20 heures au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. www.bozar.be

Le 30 janvier, à 20 heures, au Palais des Beaux-Arts de Charleroi. www.pba.be

A écouter : Piano Sonata in C minor D.958 et Impromptus D. 935 de Schubert, Naïve, 1 CD.

Par Barbara Witkowska

Enfant, sans avoir étudié le piano et sans partition, il joue une sonate de Beethoven

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