Nietzsche Réveil au soleil

1876 : épuisé physiquement et moralement, le philosophe part se reposer dans le golfe de Naples. Il y trouve, montre un livre lumineux, une paix fragile qui va décider de l’avenir de sa pensée.

La philosophie, pour Nietzsche, est une question de physiologie et de climat. Rester enfermé chez soi, c’est radoter. Penser autrement, c’est penser ailleurs, pour digérer mieux et marcher d’un pas plus léger. Cet ailleurs, ce fut pour lui Sorrente, village proche de Naples où l’invite la comtesse von Meysenbug à l’automne 1876. Nietzsche n’a que 32 ans, mais c’est un homme déjà vieux qui pose ses valises face à la Méditerranée. Epuisé par des obligations universitaires qui l’éloignent de ses aspirations profondes, dévasté par de terribles migraines, il cherche un nouveau départ. Son premier livre, La Naissance de la tragédie (1872), mettait ses espoirs dans la puissance salvatrice de la musique, en particulier celle de Wagner, qui devait régénérer la culture allemande. Las ! le premier festival de Bayreuth, à l’été 1876, écrase le rêve sous les artifices de scène et le poids des décors. Du toc. Il faut tout reprendre. Le séjour à Sorrente pourrait être considéré comme une anecdote dans la vie du philosophe ; le livre de Paolo D’Iorio, directeur de recherche au CNRS, en révèle les significations secrètes pour la pensée de Nietzsche et son évolution. Le paysage, ici, n’est pas un simple décor, mais ce qui aère les idées, leur donne un espace, les détend. Le long des sentiers côtiers, nous découvrons un Nietzsche joyeux, émerveillé, en paix fragile avec lui-même et le monde. Ce monde, il va chercher à l’honorer pour ce qu’il est, abandonnant les rêveries esthétiques de sa période wagnérienne, nettoyant en lui les dernières traces de métaphysique. Nietzsche, le  » philosophe de l’esprit libre « , s’est enfin trouvé ; il peut rédiger sa grande déclaration de guerre contre toute forme de piété : ce sera Choses humaines, trop humaines (1878).

A la villa Rubinacci, qui offre une vue splendide sur les îles du golfe de Naples et le Vésuve, se forme autour de Nietzsche une confrérie d’occasion, le  » couvent des esprits libres  » comme il l’appelle,  » cloître moderne, colonie libérale « , à laquelle participent ses amis Alfred Brenner et Paul Rée. La journée, la colonie randonne ; le soir venu, elle lit au salon Voltaire et les historiens grecs.  » Sorrente me semble faite pour guérir « , espère Nietzsche. Guérison timide, car la migraine continue de fondre sur lui pour broyer ses pensées et l’empêcher de travailler. Mais le lieu demeure, beau et impérieux comme le soleil du matin.  » Espérons « , écrit-il à sa s£ur.

Un livre érudit, empli de senteurs et de couleurs

Croisant habilement la vie et la pensée, D’Iorio nous propose l’un des plus beaux livres à ce jour sur Nietzsche, empli de senteurs et de couleurs : celles qui montent des orangers et des oliviers, celles qui tapissent les mille et un ciels de Naples. Le bleu sombre et l’or étincelant semblent les couleurs du réel le plus profond et annoncent la métamorphose du philosophe. Epluchant les notes de Nietzsche et de ses compagnons de voyage, confrontant les témoignages, analysant les transformations des thèmes et des images de texte en texte, D’Iorio travaille comme un détective. Son érudition impressionne et ne lasse pas, car elle est toujours au service d’une plus grande clarté, approchant patiemment de ces instants uniques que Nietzsche nommait  » épiphanies « , où un paysage, un son, une lumière deviennent soudain un concentré de sens et d’Histoire.

Le Voyage de Nietzsche à Sorrente. La genèse de la philosophie de l’esprit libre, par Paolo D’Iorio. CNRS éditions, 248 p.

PHILIPPE CHEVALLIER

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