» Ne sous-estimons pas nos futurs rivaux « 

Voilà trois ans que l’Allemand Thomas Enders préside aux destinées de l’avionneur. Discret dans les médias francophones, il revient sur les crises que l’entreprise a traversées et évoque la succession du Français Louis Gallois à EADS, le groupe dont Airbus est la filiale.

Le Vif/L’Express : Vous n’étiez pas vraiment le bienvenu à Toulouse, lors de votre nomination. Les temps ont changé ?

Thomas Enders : Quand je suis arrivé, c’était la levée de boucliers contre le plan Power 8 : syndicats et politiques pensaient qu’il allait détruire l’entreprise. En réalité, c’est un succès. Il ne s’agissait pas seulement de réduire les coûts, mais d’intégrer et de restructurer Airbus pour le rendre plus efficace. Nous avons mis en place une nouvelle organisation, en tirant les leçons des problèmes de l’A 380, pour intégrer l’entreprise comme cela n’avait jamais été fait auparavant. Je dis  » nous  » car je suis arrivé il y a trois ans, mais ce qui a été accompli est le résultat d’un travail d’équipe, avec Fabrice Brégier [NDLR : le directeur général], et les autres membres du comité exécutif. Où en serait Airbus sans ces 2 milliards d’euros d’économies annuelles ? Le vrai test a été la crise. Certains nous prédisaient, en 2009, une baisse de 30 % de la production. Au lieu de cela, nous avons livré un nombre record d’avions : près de 500. Nous avons aussi été capables, avec la direction d’EADS, de ramener la paix entre Français et Allemands. J’en suis très fier.

La crise est-elle derrière vous ?

La crise qui a affecté le secteur aérien semble bel et bien terminée. Les Salons aéronautiques de Berlin et Farnborough ont prouvé que les clients étaient de retour. C’est pour cela que nous avons revu à la hausse notre prévision de nouvelles commandes pour 2010, de 300 à 400 avions. Mais la crise aurait été bien plus sévère si nous n’avions pas eu une croissance continue en Asie. Evidemment, les politiques budgétaires restrictives engagées dans les pays européens comme la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne auront un impact sur les dépenses militaires.

Dans l’aviation civile, est-ce le retour des mégacommandes, comme celle d’Emirates en juin dernier ou celle attendue de la Chine en novembre ?

Le fait qu’Emirates, qui utilise déjà l’A 380 depuis deux ans, en achète une trentaine de plus est un signe fort de confiance. Les cinq exploitants actuels de notre gros-porteur sont ravis, ils affichent des taux de remplissage jamais atteints sur un autre appareil. Après les difficultés et le stress endurés sur ce programme, c’est une belle récompense. En Chine, une seule compagnie a acheté l’A 380, mais je suis sûr que d’autres suivront bientôt.

Le best-seller d’Airbus, l’A 320, a été mis en service il y a vingt-deux ans. A quand une nouvelle version ?

L’A 320 vole depuis 1988, mais nous consacrons plus de 100 millions d’euros par an à son amélioration. Nous réfléchissons aujourd’hui à une remotorisation pour réduire la consommation et donc les coûts d’exploitation. Ce n’est pas une décision facile à prendre, car la situation d’Airbus est très tendue du côté des ressources en ingénierie. Beaucoup d’ingénieurs restent mobilisés sur l’A 380, nous sommes au milieu du développement de l’A 400 M [NDLR : l’avion de transport militaire] et nous entrons dans la phase de production pour l’A 350 XW [le nouveau long-courrier prévu pour 2013]. Il faut donc évaluer très sérieusement si nous sommes capables, en parallèle, de travailler sur un A 320 remotorisé. D’un point de vue stratégique, cela se justifie, mais, en tant que patron d’Airbus, je dois m’assurer que nous avons les moyens de le faire. Par le passé, nous n’avons pas été assez attentifs aux ressources. On a vu où cela nous a conduits ! Il n’est jamais bon de tout miser sur un seul avion. Si nous décidons in fine de ne pas faire l’A 320 Neo, pour ne pas mettre en péril les programmes en cours, le ciel ne nous tombera pas sur la tête.

Et si de nouveaux constructeurs, issus notamment des pays émergents, viennent concurrencer l’A 320 ?

Nous bénéficions d’une position très forte sur ce marché des moyens-courriers et disposons encore de plus de 2 000 avions en commande. Le créneau des 100-150 sièges est un prolongement logique pour les constructeurs d’avions régionaux comme le brésilien Embraer ou le canadien Bombardier. Les Russes, les Chinois et les Japonais ont aussi leurs projets. Bien sûr, les barrières à l’entrée sont élevées, en termes de financement, d’expérience et de compétences. Mais, d’ici à dix ans, le duopole Airbus-Boeing aura certainement disparu et nous devrons affronter ces nouveaux concurrents. Ne faisons pas l’erreur de les sous-estimer. Pendant des années, Airbus n’a pas été pris au sérieux par son principal rival : cela nous a grandement bénéficié.

Comment se préparer à cette nouvelle donne ?

Nous devrons accroître notre présence, à la fois en ingénierie et en production, dans les marchés émergents. Un milliard d’individus vivent dans les économies développées, où l’aviation est un marché mature. Ils sont près de 6 milliards en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient, où l’aviation n’en est qu’à ses débuts. Nous disposons là d’un énorme potentiel de croissance, qui nous rend très optimistes pour le futur de l’industrie. Mais nous n’en profiterons pas automatiquement. Au fur et à mesure que ces économies se développent, elles se sophistiquent et leurs capacités montent en gamme. Regardez les dépenses de la Chine en recherche et technologie, c’est fascinant !

En Chine, Airbus a fait le choix du partenariat. Etes-vous satisfait ?

A mon arrivée, l’un des premiers sujets sur lequel j’ai été briefé était la future ligne d’assemblage de l’A 320 à Tianjin. C’était un immense challenge : serait-on capable de construire des avions là où personne ne l’avait fait auparavant ? Aujourd’hui, cette usine livre des appareils au même niveau de qualité que nos chaînes de Toulouse et de Hambourg. Toutes nos coopérations en Chine fonctionnent très bien et cela nous donne accès à un marché majeur, probablement le premier, demain, de l’aviation civile mondiale.

Avec le risque de transférer des technologiesà

Le meilleur moyen de l’éviter serait de ne coopérer avec personne ! Ceci n’est pas envisageable dans un monde globalisé. Nous savons préserver notre savoir-faire. Mais ne nous trompons pas : les Chinois eux-mêmes sont de plus en plus préoccupés par la protection de leur propriété intellectuelle, au fur et à mesure qu’ils progressent en technologie. Ils mettront sur le marché en 2016 un avion concurrent de l’A 320 et ils iront certainement ensuite sur le créneau des gros-porteurs.

Airbus a-t-il une chance de gagner, le mois prochain, le nouvel appel d’offres pour les avions ravitailleurs de l’US Air Force ?

Nous l’avons déjà gagné une fois. Nous pouvons de nouveau l’emporter. Ce sera plus difficile, sans aucun doute. Car, cette fois, Boeing ne nous sous-estime pas. Mais notre offre est excellente.

Airbus est-il sorti du cauchemar de l’A 400 M ?

Nous le serons, une fois signé le nouveau contrat avec les pays clients, probablement d’ici à la fin de cette année. Mais les défis demeureront : le programme est encore en développement, trois appareils seulement volent aujourd’hui. C’est un produit beaucoup plus complexe que l’A 380 compte tenu de l’intégration de systèmes de défense.

Dans ce dossier, le président d’EADS, Louis Gallois, a semblé jouer le gentil et vous le méchant. Est-ce votre répartition des rôles ?

Cela ne me dérange pas d’apparaître de temps en temps comme le bad guy. Nous travaillons de façon très étroitement coordonnée avec Louis Gallois sur tous les dossiers clés. Cela a été notre grande force dans cette négociation face à sept gouvernements.

En quarante ans d’existence, Airbus n’a connu que deux patrons allemands. Etonnant, non ?

Il y a eu au cours de ces années tantôt un leadership français, tantôt un leadership allemand. Gérer le groupement d’intérêt économique Airbus avec quatre partenaires, avant 2000, et présider, aujourd’hui, une société intégrée de 52 000 personnes ne se compare pas. Que ce soit un Français, un Allemand ou, qui sait, un Indien dans dix à vingt ans, la nationalité ne doit pas être décisive. La question est de savoir qui a le bon profil pour le poste. Notre équipe de direction est internationale, avec des Français, des Allemands, des Espagnols, des Britanniques et même un Américain ! J’espère que la question de la nationalité deviendra de moins en moins importante chez Airbus à l’avenir.

Louis Gallois aime à dire qu’il envie votre poste. La réciproque est-elle vraie ?

Je sais ce qu’il ressent, j’ai été coprésident d’EADS. Je suis d’accord avec Louis, diriger Airbus est probablement le plus beau job de toute l’industrie européenne. Je ne regrette pas ce choix. A l’époque, ce n’était pas une décision facile d’accepter de travailler sous la responsabilité de Louis Gallois, alors que nous codirigions EADS. Et de rejoindre Airbus sans avoir une expérience dans l’aviation commerciale. Après tous les postes de responsabilité que j’avais occupés dans le top management d’EADS, c’était un peu ma  » dernière frontière « .

Etes-vous candidat à la succession de Louis Gallois en 2012 ?

Ce sujet relève du conseil d’administration. Pour ma part, j’ai un contrat de cinq ans qui court jusqu’à la mi-2012. Ce n’est pas demain, mais dans un an et demi. Il y a encore beaucoup de choses à faire chez Airbus d’ici là. Je ne suis pas venu à Toulouse avec la certitude de repartir chez EADS dans cinq ans.

Ne craignez-vous pas que cette succession réveille les guerres franco-allemandes ?

Je ne vois pas pourquoi. Louis a fait un très beau travail pour apaiser EADS et j’admire la façon dont il l’a fait. Il est très respecté dans le groupe et en dehors. Nous avons tous mûri durant ces dix dernières années. Nous savons que ces guerres internes stupides ne nous rendent pas plus forts. Si nous restons concentrés sur nos ego nationaux, nous perdrons la bataille face aux nouveaux venus.

Vous escaladez des montagnes, vous sautez en parachute, mais vous ne parlez toujours pas français… Est-ce un si grand défi ?

C’est en effet beaucoup plus difficile ! Je manque sans doute de temps, même si j’ai fait quelques progrès : je comprends et je lis le français. Mais je compte bien m’améliorer dans les deux prochaines années. Promis !

propos recueillis par Valérie Lion. Reportage Photo: Jean-Paul Guilloteau/Le Vif/L’Express

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