Fiction, Ryuta Anae, 1998. © HERVE VERONESE/CENTRE POMPIDOU

Musée haut, musée bas

Avec Performing Art, à voir à Bruxelles dans le cadre du festival Performatik, Noé Soulier chamboule les codes du musée et de la danse, interrogeant au passage ce qui fait art.

Le corps humain vivant et en action est entré dans les musées et les galeries d’art à la faveur de l’essor de la performance (début du xxe siècle). Ces dernières années ont connu des exemples marquants de chorégraphes distillant leurs créations dans les temples traditionnellement réservés aux arts plastiques, comme Tino Sehgal, qui a remporté le Lion d’or de la Biennale de Venise en 2013 pour son installation de corps chantant, assis ou couchés dans  » l’exposition  » Il Palazzo Enciclopedico, ou comme Anne Teresa De Keersmaeker montrant sa chorégraphie Work/Travail/Arbeid pendant deux mois au Wiels, à Bruxelles, ou dansant elle-même son solo Violin Phase au MoMA de New York. Avec Performing Art, présenté au Kaai dans le cadre de Performatik, biennale bruxelloise dédiée à la performance (1), le jeune chorégraphe français Noé Soulier ( Les Vagues, faits et gestes) effectue le mouvement inverse : ce sont ici les oeuvres d’art qui sortent du musée pour entrer dans la salle de spectacle. Une vingtaine de pièces issues des collections du Centre Pompidou de Paris sont installées puis désinstallées sur scène devant le spectateur immobile. De quoi constituer une suite de  » tableaux « , comme autant de salles d’une exposition qui, au lieu d’être traversées par le visiteur, se relaieraient sur scène. Le rapport au temps est donc ici complètement bousculé.  » Dans une salle de spectacle, le public partage non seulement un même espace avec les danseurs ou les performeurs, mais il partage aussi un temps donné, qui est contraignant mais qui permet aussi une intensité, explique Noé Soulier. Alors que dans un musée, on peut regarder les oeuvres à son propre rythme, en étant libre de revenir en arrière, dans Performing Art, on regarde les oeuvres avec un temps et un point de vue imposés.  »

L’art et le quotidien

Une des préoccupations chorégraphiques de Noé Soulier est de transformer du geste quotidien en geste artistique, question centrale dans la pratique de la performance mais aussi dans tout un pan de l’histoire de la danse.  » A quel point peut-on effectuer une action pratique sur scène sans la transformer ? interroge le chorégraphe issu de Parts. Dans les années 1960-1970, certains ont tenté d’aller le plus loin possible dans cette voie, comme la chorégraphe américaine Yvonne Rainer, qui organisait des taches concrètes sur scène, par exemple déplacer une pile de matelas, avec des gens qui n’étaient pas des danseurs professionnels. Bien sûr, comme la scène n’est pas un espace quotidien, dès qu’on y place une action quotidienne, celle-ci perd précisément ce caractère. Il y a une sorte de tension, de paradoxe. On ne peut jamais y arriver complètement parce que dès qu’on montre l’action, on la transforme par le fait même de la montrer.  »

Pour Performing Art, Noé Soulier n’a pas fait appel à de  » vrais danseurs « , mais à six installateurs professionnels d’une entreprise spécialisée dans le montage et le démontage d’expositions. Deux chargés de collections du Centre Pompidou sont également présents pour veiller à ce que tout se passe en bonne et due forme. On verra donc sur scène ce qu’on ne voit jamais dans un musée : les gestes, précis, de ceux qui transportent les caisses, les ouvrent, installent et accrochent les oeuvres, les mains gantées de blanc.  » Performing Art est une chorégraphie d’actions, précise Noé Soulier, mais ce qui m’intéressait, c’était de prendre ces actions sans les modifier ou en les modifiant le moins possible, de les définir par leur but et de voir quels gestes ça déclenche. Cette approche indirecte du mouvement – là où une approche directe est de donner au danseur une indication du genre « tu formes une ligne avec ton bras » – existe depuis longtemps dans la danse. Chez Pina Bausch, il y a des actions effectuées par les danseurs, comme se déshabiller par exemple, où la chorégraphe ne contrôle pas exactement où va leur main. Elle donne l’action, le but, et le but déclenche un geste.  »

Noé Soulier fait entrer les oeuvres sur scène.
Noé Soulier fait entrer les oeuvres sur scène.© FÉLIX LEDRU

10 000 pièces passées en revue

L’intervention chorégraphique de Noé Soulier réside donc moins dans les gestes des installateurs que dans l’organisation de la présentation des oeuvres, leur succession sur scène, les constellations qu’elles forment entre elles et le stade plus ou moins avancé de la  » préinstallation  » – certaines arrivent encore emballées dans leur boîte, d’autres n’ont plus qu’à être accrochées sur la cimaise. Et aussi, évidemment, dans le choix des oeuvres présentées. Pour parvenir à une sélection d’une vingtaine de pièces, le chorégraphe a passé en revue dans la base de données du Centre Pompidou à peu près la totalité des oeuvres entre 1960 et aujourd’hui. Soit environ 10 000 pièces.  » Je n’ai pas été vers des oeuvres célèbres, reconnaissables, pour ne pas que ça devienne une sorte de jeu de devinettes, retrace-t-il. Bien sûr, certaines oeuvres étaient impossibles à présenter, parce qu’il faut plusieurs heures voire plusieurs jours pour les installer, ou parce qu’elles sont trop fragiles ou réclament une grande proximité. J’en ai choisi certaines pour leur rapport particulier au corps. Notamment un immense autoportrait de John Coplans. On voit son corps nu, de côté, de l’épaule jusqu’au mollet. Ce sont trois photos qui mesurent ensemble six mètres de haut, elles créent une présence du corps qui vient se confronter aux corps des installateurs. D’autres oeuvres ont été retenues pour les gestes qu’elles déclenchent. Et ces gestes font apparaître des dimensions de l’oeuvre dont on n’aurait pas du tout eu conscience autrement.  »

Ainsi, un filet de pêche fabriqué par des artisans turcs devient, une fois démêlé et accroché à des pythons, une oeuvre à forme humaine d’Ayse Erkmen. Ainsi, un aspirateur conçu par James Dyson, tiré de la collection design, est sorti de sa caisse et manipulé avec grand soin.  » Dans certains cas, l’oeuvre n’existe que quand elle est installée, constate Noé Soulier. On assiste ici à cette espèce de transsubstantiation un peu mystérieuse de l’objet qui n’est pas oeuvre, à l’oeuvre. Les installateurs prennent aussi tellement de précautions qu’on a l’impression de se trouver devant des objets sacrés, ou vivants. On dirait presque un rituel animiste. Ces objets sont chargés d’une certaine valeur, esthétique, économique, patrimoniale, et quand on s’en approche, on change de comportement.  » Démonstration est ainsi faite que l’art est d’abord une question de regard.

(1) Performing Art : au Kaaitheater, à Bruxelles, les 22 et 23 mars, dans le cadre du festival Performatik (jusqu’au 23 mars), www.kaaitheater.be.

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