Moscou joue avec les nerfs de Kiev

Troubles séparatistes, déstabilisation politique, économique, médiatique… A moins de six semaines de la présidentielle ukrainienne, la Russie ne recule devant rien pour fragiliser les nouveaux dirigeants issus de la révolution de Maïdan.

Elle avait une bonne situation, Valentina Grigorievna, au temps de l’Union soviétique. Cadre dans la section du Parti communiste de la ville de Torez – ainsi nommée en hommage au dirigeant du Parti communiste français, Maurice Thorez, – elle éditait les cartes, frappées de la faucille et du marteau, de tous les nouveaux membres. A présent, cette sexagénaire pleine d’énergie, aux cheveux blonds comme le blé ukrainien et aux yeux du même bleu que celui du drapeau national, dirige une petite unité de recyclage de métaux. Une poignée de ferrailleurs, installés aux commandes de grues, y traitent les déchets métalliques qui arrivent par camion-bennes de tous les coins du Donbass, la région industrielle de l’Est du pays. Russophone et russophile, cette nostalgique de l’URSS admire Vladimir Poutine.  » Il sait tout faire, s’extasie-t-elle. Skier, monter à cheval, piloter un sous-marin… Et, surtout, diriger son pays !  » On croit comprendre que Valentina serait enchantée de voir débarquer en Ukraine les quelque 40 000 soldats russes massés à cinquante kilomètres de chez elle, de l’autre côté de la frontière. Mais on se trompe.  » Ah, non ! J’aime Poutine, mais qu’il reste chez lui ! Ce qu’il nous faut, c’est un Poutine ukrainien !  »

La majorité des habitants de l’Ukraine orientale sont comme ça : souvent proches de la Russie, où la plupart ont des membres de leur famille ou des amis, ils sont également patriotes et désireux de préserver l’unité nationale.  » Le divorce à l’amiable entre Kiev et Moscou a été prononcé en 1991, lorsque nous, Ukrainiens, avons voté à plus de 90 % en faveur de l’indépendance, rappelle Vladimir Bubley, un patron d’entreprise de Donetsk. Aujourd’hui, la Russie voudrait nous forcer à nous remarier avec elle. Mais les choses ne marchent jamais ainsi, entre ex-époux…  »

A moins de deux mois de l’élection présidentielle du 25 mai et du 8 juin, l’avenir de l’Ukraine se joue dans l’Est du territoire, où chacun évalue les rapports de forces et l’état d’esprit des habitants. Depuis l’annexion de la Crimée, au début de mars, le Kremlin fait planer la menace d’une invasion-annexion de ce bassin minier, où vivent un quart des 45 millions d’Ukrainiens. Moscou aurait depuis longtemps dépêché sur place des agents des services secrets, à en croire le gouvernement provisoire issu, à Kiev, de la révolution de Maïdan. Partis de Crimée, ils seraient venus prendre le pouls de l’opinion et comprendre comment les troupes russes seraient accueillies sur place, au cas où…

De fait, le Donbass n’est pas la Crimée, comme le souligne le politologue Vladimir Fesenko, du centre d’études politiques Penta :  » Les troupes russes n’ont jamais quitté la presqu’île de Crimée, en vertu de l’accord russo-ukrainien sur la flotte de la mer Noire, signé après la fin de l’URSS.  » Surtout, le contexte socio-économique est différent.  » A la différence de la Crimée, région militaire par excellence, il existe dans le Donbass une élite économique constituée d’entrepreneurs, à la tête de grands groupes, explique Vladimir Bubley. Mon entreprise, Keramet, compte 700 salariés. Le patronat, dans cette région, ne demande qu’une chose : la stabilité. Et certainement pas la présence de Russes chez nous !  » Ses paroles ont d’autant plus de poids qu’il est, par ailleurs, député du Parti des Régions (celui de l’ex-président Viktor Ianoukovitch).

 » Nous sommes des maquisards !  »

 » Dans les fermes ukrainiennes, où vit un tiers de la population, tout le monde possède une ou plusieurs armes à feu, rappelle, à Kiev, un conseiller du ministre de l’Agriculture, familier du terrain. Si les Russes débarquent dans l’Est du pays, il ne faudra pas attendre longtemps avant que les fermiers les dégainent. Ils sont très attachés à leur propriété privée et désireux de protéger leurs biens.  » Dans la région de Donetsk, un important producteur de pommes de terre confirme à demi-mot que, comme tout le monde, il est effectivement armé :  » Les Ukrainiens sont des maquisards ! « , affirme, avec un sourire plein de sous-entendus, Iouri Soumietz. Son désir profond est de voir l’Ukraine rejoindre l’Union européenne afin que le monde rural bénéficie des mêmes aides et des mêmes financements que ceux qui sont accordés aux agriculteurs du pays voisin, la Pologne.

Bref, les services de renseignement russes le savent très bien : une invasion pure et simple de l’Ukraine de l’Est serait tout sauf une promenade de santé. Selon un récent sondage, seuls 21 % des Ukrainiens de l’Est y seraient favorables (1). Dans ces conditions, Moscou semble opter pour un autre scénario : pousser la partie orientale du pays vers le chaos, au risque de la guerre civile. Depuis le 6 avril, des habitants prorusses et des groupes d’hommes armés aux uniformes sans identification ont pris d’assaut bâtiments officiels, postes de police et casernes des services de sécurité, lors d’une série de coups de force visiblement coordonnés. A Kharkiv, Donetsk, Louhansk ou encore Sloviansk, des  » séparatistes  » ont proclamé une  » république indépendante  » et appelé Vladimir Poutine à intervenir. En début de semaine, les forces loyales à Kiev restaient invisibles dans la région, malgré l’annonce officielle d’une  » opération antiterroriste  » contre les insurgés. Pis, des forces de police ont, par endroits, déclaré leur allégeance aux forces proches de Moscou. Le président ukrainien par intérim, Alexandre Tourtchinov, a évoqué un possible référendum sur le statut futur de l’Ukraine orientale, mais cette offre n’a pas convaincu ses compatriotes prorusses.

Pour nombre d’habitants, la détérioration de la situation était prévisible. Sergueï Tarouta, l’homme d’affaires devenu gouverneur de la région de Donetsk, raconte le harcèlement dont il est l’objet depuis qu’il a pris ses fonctions, voilà un mois :  » L’autre jour, j’ai fait un déplacement dans deux villes de la région, raconte-t-il dans son grand bureau de style soviétique, qui rappelle les années 1980. Partout, j’étais suivi par une bande de quelques centaines de militants, visiblement payés pour être là. Beaucoup sentaient l’alcool ou étaient issus de groupes semi-criminels – comme cet Estonien avec un casier judiciaire long comme le bras ! Quelques figurants et comédiens complétaient le tableau. Des caméramans suivaient cette petite troupe, que j’ai ensuite reconnue sur les chaînes de télévision russes. En regardant les images, on aurait pu croire que des milliers de gens se soulevaient contre moi. Ce qui est faux, bien sûr. Mais j’ai reçu des appels téléphoniques d’amis moscovites affolés, devant leur poste de télé. C’est un vrai show, monté de toutes pièces pour les besoins de la propagande russe, qui consacre des millions et des millions à sa guerre des images.  »

A défaut d’invasion militaire en bonne et due forme, Moscou a déclaré une  » guerre du gaz « . Depuis le début du mois d’avril, l’Ukraine – très dépendante des livraisons énergétiques de la Russie – doit désormais payer ses importations 485 dollars les 1 000 mètres cubes, soit un des tarifs les plus élevés d’Europe. La facture va bondir de 80 %, au risque de fragiliser davantage une économie au bord de la faillite.  » L’objectif est de déstabiliser l’Ukraine autant que possible, résume l’ambassadeur d’un pays européen à Kiev. De l’obliger à se concentrer sur sa défense, plutôt que sur les réformes économiques indispensables. La stratégie de la tension, guère propice aux investissements étrangers, freine le redémarrage économique. De nombreux jeunes cadres ont rejoint la garde nationale après l’appel à la mobilisation consécutif à l’annexion de la Crimée.  » Signe des temps, les douaniers russes multiplient les tracasseries administratives, voire bloquent l’importation de produits ukrainiens. Première victime : le  » roi du chocolat « , Piotr Porochenko, magnat des confiseries Roshen (et favori pour la présidentielle du 25 mai). A la suite de  » contrôles sanitaires « , ses produits ont soudain été déclarés nuisibles pour la santé.

La propagande de guerre de la télévision russe

Tout aussi déstabilisante est la bataille idéologique menée par les chaînes de télévision russes, qui sont sous l’emprise du Kremlin.  » C’est effrayant de constater la rapidité avec laquelle Moscou a enclenché un mécanisme de propagande de guerre, s’alarme Savik Shuster, journaliste-vedette, dans ses studios de Kiev. Le téléspectateur russe, s’il ne prend pas la précaution de s’informer ailleurs, est porté à croire que des fascistes et des néonazis russophobes et antisémites ont pris le pouvoir à Kiev par les armes. Ce que les médias de Moscou passent sous silence, c’est que l’extrémisme ou l’antisémitisme sont dix fois plus développés en Russie que chez nous !  » Un sujet important pour ce présentateur de confession juive, qui a jadis travaillé à Moscou.

Certes, des groupuscules extrémistes, comme Pravy Sektor (Secteur droit), ont pris part aux combats de la place Maïdan, à Kiev. Certes, le parti nationaliste Svoboda (Liberté) d’Oleg Tyagnybok compte trois ministres au sein du gouvernement provisoire. Et il est indéniable, aussi, que le nationalisme antirusse progresse. Mais la communauté juive elle-même, par la voix de ses rabbins, a démenti il y a peu les accusations d’antisémitisme proférées par Moscou à l’encontre du gouvernement de Kiev. Et celle de Dniepropetrovsk se félicite de la récente nomination d’un de ses membres, le milliardaire Igor Kolomoïsky, au poste de gouverneur de cette ville industrielle de l’Ukraine occidentale.

Elus et diplomates russes prônent désormais la fédéralisation de l’Ukraine.  » Dans la logique du Kremlin, il s’agit de la première étape sur la voie de l’éclatement du territoire, afin de prendre le contrôle de sa partie orientale, décrypte notre diplomate européen. Moscou cherche à déstabiliser le pays au maximum, ce qui permettra ensuite d’expliquer partout que Kiev n’est pas capable de contrôler la situation ni de veiller aux intérêts des gens de l’Est.  » Dans le cas probable où le second tour de la présidentielle opposerait Piotr Porochenko à la  » pasionaria de la révolution Orange « , Ioulia Timochenko, les électeurs de l’Est et du Sud du pays pourraient être encouragés à boycotter le scrutin au motif que ces deux personnalités de l’Ouest ukrainien les représentent mal.

Et d’autres dangers se profilent… A la fin de mars, les services secrets ukrainiens ont arrêté plusieurs Russes en possession d’armes légères, de talkies-walkies et d’explosifs.  » Pourquoi des explosifs ? interroge Tarass Berzovets, directeur de l’agence de conseil en stratégie politique Berta. Si la tension devait encore s’accroître, le gouvernement pourrait être obligé de proclamer l’état d’urgence, ce qui, selon la loi ukrainienne, imposerait d’annuler l’élection…  »

Une fébrilité teintée d’angoisse règne de Kiev à Donetsk et de la frontière polonaise jusqu’à la mer Noire. Il ne reste qu’un peu plus d’un mois avant le premier tour de la présidentielle.  » D’ici là, soupire Savik Shuster, tout peut arriver. Même l’impensable.  »

(1) Enquête réalisée à la mi-mars pour l’International Republican Institute et financée par le gouvernement américain (par le biais de l’USAID).

De notre envoyé spécial Axel Gyldén, avec Alla Chevelkina

21 % des Ukrainiens de l’Est seraient favorables à une invasion de la région

 » La stratégie de la tension menée par le Kremlin en Ukraine freine son redémarrage économique  »

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