Room III, Anne Imhof (2021). © ANDREA ROSSETTI

Mortes et vives

A Paris, dans un Palais de Tokyo mis à nu pour l’occasion, Anne Imhof déploie une proposition totale et polyphonique. Sous la forme d’un menaçant labyrinthe de verre et de métal, Natures mortes donne à palper la rugueuse étoffe du temps présent.

Le 10 septembre 1991, il y a tout juste 30 ans donc, un coup de tonnerre éclate dans le ciel bleu des charts. Cette déflagration que nul n’a vu venir s’intitule Smells Like Teen Spirit, un single bruyant signé Nirvana, groupe juvénile qui, paradoxalement, affiche tous les signes extérieurs de l’épuisement. Imprégnée de rage impuissante, la chanson en forme de cri d’agonie devient rapidement l’emblème de toute une génération. Logique: personne mieux que Kurt Cobain et ses acolytes n’a réussi à faire entendre avec autant d’intensité la déréliction d’une civilisation en train de s’effondrer. A l’époque, la destruction n’est encore qu’un pressentiment, une vague prémonition. Trois décennies plus tard, le sombre horizon relève de la certitude.

Sans titre, Anne Imhof (2019).
Sans titre, Anne Imhof (2019).© AURELIEN MOLE

Qui pour nous donner à sentir ce nouvel environnement sensoriel abrasif? Vers qui se tourner puisqu’il n’est plus question de compter sur les musiciens, happés par les logiques marchandes de l’industrie du divertissement? Ce sont les arts plastiques qui s’imposent désormais en la matière, ne serait-ce que parce que leurs agencements déployés, misant sur le transversal et le transdisciplinaire, sont polyphoniques. Ne nous illusionnons pas pour autant, à l’heure où beaucoup d’artistes se soucient de cultiver leur légende, devenant des caricatures d’eux-mêmes, il n’en reste qu’une poignée capables de provoquer la sidérante déflagration attendue. Parmi eux, Anne Imhof (1978) fait figure d’évidence. Consacrée par un Lion d’or décroché à la Biennale de Venise en 2017, l’Allemande y avait marqué les esprits avec Faust, une sorte de zoo humain dystopique activé par des performeurs vêtus de noir qui se produisaient en obtempérant aux instructions envoyées via SMS par la plasticienne. Ces silhouettes dépitées – qui n’avaient pas grand-chose d’autre à faire que se regrouper, s’isoler ou s’enlacer en des rixes ralenties – manipulées comme des marionnettes rappelaient étrangement d’autres morts-vivants: nous tous. En bons esclaves consentants d’un postcapitalisme ayant transformé nos vies en marchandises dont il convient d’assurer la promotion via les réseaux sociaux.

Sans titre de la série Rinascimento, Adrián Villar Rojas (2015-2021).
Sans titre de la série Rinascimento, Adrián Villar Rojas (2015-2021).

Présence paradoxale

C’est de façon inattendue qu’ Anne Imhof s’est emparée du Palais de Tokyo. A la suite d’oeuvres telles que Rage, Deal, Angst ou encore Sex, on imaginait qu’elle placerait le corps en présentiel au centre de la carte blanche offerte par le géant de béton parisien. Même si une série de performances sont programmées (deux cycles à ne pas rater, le premier du 14 au 18 octobre, le second du 21 au 24 octobre), l’intéressée a opté pour un format d’exposition différent et collectif au sein duquel elle a rassemblé une vingtaine d’artistes, du XVIIIe siècle à nos jours, de Géricault à David Hammons en passant par le révolutionnaire visuel Sigmar Polke. C’est le principe des natures mortes, celui-là même qui a donné son titre à l’événement, qui noue le parcours. Celles-ci sont à comprendre comme autant d’arrêts sur image qui condensent les tonalités, les angoisses et autres rituels des temps présents. Imhof réussit ce que tout artiste contemporain digne de ce nom devrait revendiquer: capter quelque chose de vrai du monde dans lequel nous évoluons plutôt que s’accrocher à des représentations culturelles éculées dispensant à la fois de penser et de vivre. Il a beaucoup été écrit que celle qui est installée à Francfort avait « assiégé » Venise au moment de la Biennale de 2017. Que dire alors de son intervention au Palais de Tokyo dont elle s’est employée à retirer les oripeaux pour exhiber la fragile ossature du bâtiment brutaliste ( lire l’encadré page 80)? Dès les premiers pas, le visiteur est ébranlé par une sensation diffuse de malaise. Il enregistre, presque malgré lui, des sons inquiétants, cri d’agonisant ou rire possédé, et des vibrations qu’il ressent plus qu’il n’entend. Finite Infinite (2010), une installation vidéo en boucle d’Elaine Sturtevant montrant un chien poursuivant une course effrénée à travers un paysage de prairie. Anodine au départ, la séquence devient rapidement exténuante pour le regardeur qui s’étourdit de la course sans relâche de l’animal. On voudrait se poser alors que l’on vient d’entrer mais il n’est pas possible de le faire car on est aspiré par la configuration des lieux, notamment Passage (2021), une sorte de couloir courbe flanqué de parois en verre et en contreplaqué taguées de graffitis. La rampe en question projette vers un glaçant dispositif. Un rail suspendu au plafond fait place à deux haut-parleurs en mouvement dont les boucles menaçantes évoquent celles de drones. Ce Sound Rail I (2021), conçu avec la compositrice Eliza Douglas, crache à intervalles réguliers un refrain chamanique emballé dans un riff de guitare strident. Ce concert sans interprète, à la fois triste et beau, sacre un monde vidé de la présence humaine. Plus loin, ce sont les polaroids Green Vessel Study (2020) de Cyprien Gaillard qui pointent une disparition similaire. Des fioles d’alcool laissées à l’abandon à l’entrée des bouches du métro berlinois évoquent le souvenir de la vie nocturne, un acte de résistance en passe de disparaître à l’ère du consentement productiviste. Adrián Villar Rojas, quant à lui, présente un congélateur dont les aliments – fruits, bière, champignons… – se dévoilent figés dans le givre à la manière d’un tableau contemporain au Fréon. Difficile d’imaginer vanité, au sens de « memento mori », incarnant mieux le caractère transitoire de la vie humaine et ses implications dans les questions de dégradations de l’environnement. Enfin, on évoquera cette vidéo sans titre de 2021 dans laquelle Eliza Douglas, alter ego d’Imhof, apparaît armée d’un fouet, telle un Démosthène d’un nouveau genre, pour frapper les flots à coups répétés. Le geste vain immortalise le désarroi existentiel qui est le nôtre. Il est lié à une vie « liquide », une existence sans plus de sol ferme, coincée entre la mobilité et la vitesse, comme l’a analysée le sociologue Zygmunt Bauman. En comparaison, la tâche harassante d’un Sisyphe paraît presque rassurante, liée qu’elle est à un destin concret et tout tracé qui, de plus, n’a pas à redouter la montée des eaux.

Sound Rail I, Eliza Douglas et Anne Imhof (2021).
Sound Rail I, Eliza Douglas et Anne Imhof (2021).© AURELIEN MOLE

Natures mortes, au Palais de Tokyo, à Paris, jusqu’au 24 octobre.

Passage,  Anne Imhof (2021).
Passage, Anne Imhof (2021).© ANDREA ROSSETTI

Hétérotopie architecturale

Dans une conférence de 1967, « Des espaces autres », le philosophe Michel Foucault théorisait « l’hétérotopie ». La définition? « Un espace concret qui fait place à l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre. » On ne peut s’empêcher de penser à ce lieu qui fait circuler d’autres règles et d’autres désirs lorsqu’on évolue au coeur de la proposition totale d’ Anne Imhof qui emmène jusqu’au sous-sol du Palais de Tokyo. A cet égard, une mise en abîme au sein de l’exposition est particulièrement révélatrice du changement de paradigme artistique en phase avec la conscience de l’anthropocène. Le parcours fait place à l’image tremblante de Day’s End (Pier 52), une oeuvre de 1975 signée par Gordon Matta-Clark. Elle montre un entrepôt abandonné situé en bordure de la rivière Hudson que « l’anarchitecte » ouvrit sur l’eau et la lumière à la faveur d’une spectaculaire découpe opérée à même la tôle. Illégale, la performance valut des soucis judiciaires à l’intéressé. Il reste que, symboliquement, elle témoignait d’un optimisme totalement absent de Natures mortes. Matta-Clark avait le désir de faire entrer la lumière au sein du hangar. Héritier des démarches d’avant-garde comme Dada, il défaisait, faisait voler en éclats et perturbait le bâti qui impose à l’individu ses déplacements et ses points de vue. Ce procédé « en creux » pas banal retranchait, retirait à la matérialité des constructions pour en exprimer les enjeux. Soit une démarche cohérente pour une personnalité qui s’est toujours méfiée de la matière, prenant soin de ne pas contribuer à la prolifération des objets, ni alimenter le marché de l’art – il gagnait sa vie en faisant des chantiers. Gordon Matta-Clark avait pour socle théorique l’idée émise par Georges Bataille selon laquelle les productions monumentales de l’architecture sont devenues les « véritables maîtres sur toute la Terre », un processus inexorable au sein duquel les hommes ne représenteraient plus qu’une « étape intermédiaire entre les singes et les grands édifices ». Le tout pour une prise de position ébranlant les postulats et les fondements de l’architecture moderniste. A l’inverse, Imhof complique l’architecture du Palais de Tokyo, elle y ajoute des dédales, des perspectives, mais renonce à l’ouvrir sur l’extérieur. Ce deuil en dit long. Les cieux étoilés et autres paysages n’apparaissent qu’à travers des représentations, qu’il s’agisse des photos de Wolfgang Tillmans ( Sterrenhimmel, 1995) ou d’une série de dégradés jaune et noir, évoquant le spectre chromatique du coucher de soleil, signés par l’ Allemande elle-même. Sans parler de ce mobilier plastique déroulé à travers les différentes salles. Il angoisse. C’est flagrant pour ces sortes de pierres tombales sur lesquelles sont posés des matelas invitant au repos éternel, voire ces inquiétants « dive boards », tremplins incitant à faire le grand saut. Hélas, rien pour réceptionner le candidat au saut périlleux. Plus dure sera la chute.

Sans titre, Anne Imhof (2021).
Sans titre, Anne Imhof (2021).© AURÉLIEN MOLE

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