Mortelle overdose

Dans un pays où les cartels locaux de la drogue ont gangrené l’Etat, le président, Felipe Calderon, a déclaré la guerre aux narcotrafiquants. En deux ans, la violence a fait près de 9 000 morts. Du jamais-vu depuis la révolution.

de notre envoyé spécial

Avec ses montagnes, ses cactus, ses paysans coiffés de sombreros et ses cités coloniales aux rues droites, le Michoacán ressemble à un décor de western spaghetti. Mais, dans cet Etat de 4 millions d’âmes situé à l’ouest de Mexico, que les guides touristiques décrivent comme  » enchanteur  » et  » magique « , la réalité dépasse souvent la fiction hollywoodienne la plus violente. Ainsi, ce 6 septembre 2006. Il est 1 heure du matin lorsque 15 hommes, déguisés en policiers, font irruption, comme dans un saloon, au Sol y Sombra (Lumière et ombre), une discothèque d’Uruapán (250 000 habitants). Après avoir défouraillé en direction du plafond, deux d’entre eux s’approchent de la piste de danse, des sacs en plastique à la main. L’instant suivant, cinq têtes sanguinolentes, fraîchement décapitées, roulent, comme au bowling, sur le dance floor. Derrière eux, les desperados masqués laissent un message au sol, sur papier grand format :  » La Familia ne tue pas pour l’argent. Elle ne tue pas les femmes. Elle ne tue pas les innocents, mais seulement ceux qui méritent de mourir. Sachez que telle est la justice divine.  »

Inconnue quelques mois auparavant, la Familia – également appelée  » Familia michoacana « , car ses membres, précisément, sont tous originaires du Michoacán – s’est imposée en moins de trois ans comme l’un des principaux cartels mexicains de la drogue, au même titre que les anciens du métier que sont les gâchettes des cartels du Golfe, du Pacifique, de Ciudad Juarez ou encore du Millénaire. Initialement créée comme un simple groupe d’autodéfense destiné à freiner l’ascendant du cartel du Golfe dans la région, la Familia a rapidement supplanté cette organisation grâce à une méthode simple : la violence aveugle. Aujourd’hui forte de 4 000 membres, elle tient le port de Lazaro Cardenas, l’un des plus importants du pays, où sont déchargés chaque jour 2 000 conteneurs. Elle fait sa loi dans la plupart des 113 municipalités de l’Etat. Contrôle la route qui mène, en seize heures, au Texas. Domine 200 kilomètres de côtes vierges et accidentées sur la côte du Pacifique, où débarquent à flux tendu des tonnes de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud.

 » En raison du fanatisme sanguinaire de ses membres, c’est une organisation extrêmement imprévisible « , estime George W. Grayson, expert au Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS), basé à Washington. En tout cas, selon la formule de Francis Blanche dans Les Tontons flingueurs, ils n’ont pas  » cette curieuse manie de faire des phrases « … A défaut de négocier, ces croyants zélés règlent leurs différends en tranchant la tête de leurs ennemis. Des décapitations parfois filmées et diffusées sur Internet, qui évoquent un film culte au titre prémonitoire : Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (Sam Peckinpah, 1974).

C’est peu dire que la Familia inspire la crainte.  » Pourquoi ne vous intéressez-vous pas, plutôt, aux papillons monarques, aux tortues marines ou aux volcans, ces merveilles du Michoacán ?  » suggère, dans son bureau de Morelia, la capitale régionale, le chef de la police locale, qui garde à l’esprit le décompte des récents assassinats de policiers perpétrés à travers le pays : plusieurs centaines.

La presse, elle aussi, subit l’omerta.  » En novembre 2008, quand le chef de la police municipale a été abattu en plein jour, à trois rues d’ici, je me suis contentée d’un article neutre et descriptif, raconte, à Patzcuaro (45 000 habitants) la correspondante locale de La Voz de Michoacán. La consigne de nos patrons est claire. Pas d’enquête sur les narcos. Je tiens à la vie…  »

Si spectaculaire soit-elle, la situation du Michoacán ne reflète qu’une petite partie de la  » guerre de la drogue  » qui fait rage dans les 32 Etats de cette nation de 110 millions d’habitants. Depuis qu’en janvier 2007 le président, Felipe Calderon (droite catholique), a déclaré la  » guerre totale  » aux narcotrafiquants, le conflit a fait près de 9 000 morts ! Des narcos, des policiers, mais également des civils. Rien qu’en 2008, les arrestations, règlements de comptes et vendettas ont coûté 5 400 vies.

Comment le Mexique, autrefois modèle de stabilité, en est-il arrivé là ? L’explication tient en quelques mots. En l’espace d’une décennie, ses narcotrafiquants ont supplanté et évincé les narcos colombiens, lesquels, jusqu’au milieu des années 1990, contrôlaient les principales routes de la drogue. De simple lieu de transit vers les Etats-Unis, le Mexique est ainsi devenu un pays de production et de consommation de drogue, à l’image du Michoacán. Longtemps connue pour ses avocats, dont elle est le premier producteur mondial, cette région touristique l’est désormais, aussi, pour sa production de marijuana et de drogues de synthèse. Une vingtaine de laboratoires y ont été démantelés en 2008.

Plus au nord, le long de la frontière américaine, la situation est plus grave encore. L’une des villes les plus dangereuses du monde, Ciudad Juarez, est presque une zone de non-droit. Le chef de la police y a démissionné, le 20 février dernier, après que le cartel local eut annoncé son intention d’exécuter un policier toutes les quarante-huit heures s’il demeurait à son poste… Ces jours-ci, le gouvernement envoie sur place 5 000 militaires et 1 000 policiers en renfort. Même Cancun, sur la côte Atlantique, n’est pas épargnée. Au début de février, c’est là que le cadavre du général Mauro Tello a été retrouvé. Chef, jusqu’en décembre 2008, de la région militaire de Michoacán, il s’apprêtait à monter une unité spéciale antinarco dans la célèbre cité balnéaire.

C’est dans l’espoir d’en finir avec cette quasi-anarchie que le président, Felipe Calderon, a, depuis deux ans, fait donner l’armée en remplacement de la police, unanimement jugée corrompue – le chef de l’Etat lui-même estime à seulement 50 % la proportion des effectifs fiables… Eberlués, les Mexicains assistent depuis lors au spectacle de colonnes militaires de 4 x 4 blindés qui sillonnent le pays aztèque, d’Acapulco à Veracruz et de Tijuana à Tabasco.

Les résultats sont là. En deux ans, quelque 59 000 trafiquants ont été arrêtés (mais il y en aurait dix fois plus en liberté…). Et les chiffres des saisies donnent le vertige : 30 000 armes automatiques, 4 millions de munitions, 2 500 grenades, 15 000 véhicules, 350 avions, près de 80 tonnes de cocaïne, 4 000 tonnes de cannabis, 2 tonnes de précurseurs chimiques destinés à la production de méta-amphétamines. L’ennui, c’est que ces bulletins de victoire s’accompagnent d’une vague de violence extraordinaire. La période 2007-2009 est la plus sanglante depuis la révolution mexicaine (1910-1917).

 » Paradoxalement, la poussée de violence montre que nous sommes sur la bonne voie, assure Juan Miguel Alcantara, secrétaire d’Etat à la Justice. Le phénomène a été observé naguère en Colombie : lorsqu’on capture les chefs d’une mafia, l’organisation se fractionne et les lieutenants s’entre-tuent. Ils agissent alors de manière irrationnelle, sans respecter les codes établis par leurs prédécesseurs.  » Optimiste, ce représentant de l’Etat prédit une baisse de la violence  » d’ici à la fin de l’année « . Voire. Avec déjà 1 000 tués depuis le 1er janvier, l’année 2009 pourrait, au contraire, être celle d’un nouveau record macabre. Pour ce qui est de leur puissance de feu, les cartels n’ont pas trop de souci à se faire : grâce à la vente libre des armes dans les milliers d’armureries des Etats frontaliers des Etats-Unis (Texas, Californie, Arizona), ils continueront de s’approvisionner à la meilleure source.

Quant à la capacité de corruption des cartels, elle est illimitée.  » Le salaire d’un soldat n’excède pas 280 euros, alors que les mafias en proposent 4 000 aux ex-militaires ou ex-policiers qui rejoignent leurs rangs « , rappelle Carlos Antonio Flores, spécialiste du crime organisé au Centre de recherche et d’études supérieures en anthropologie sociale (Ciesas). Des chiffres qu’il rapproche d’autres :  » Entre 2000 et 2006, 126 000 militaires sur 290 000 ont quitté l’armée. A supposer que seulement 1 % de ces déserteurs aient rejoint le crime organisé, cela représente pas mal de monde… « 

L’Etat, en tant que tel, est infecté par le fléau.  » Jusqu’à la moelle épinière « , souligne Mauricio Medina, professeur de sciences politiques au Centre de recherches et d’études économiques (Cide). En novembre 2008, le chef de la lutte antidrogue, Noé Ramirez Mandujano, et 35 de ses collaborateurs ont été arrêtés grâce à un tuyau venu des Etats-Unis. La raison : chaque mois, le cartel du Pacifique versait 450 000 dollars sur son compte en échange d’un suivi en temps réel des opérations antidrogue.

200 touristes américains assassinés en deux ans

Rien d’étonnant, dès lors, si le Mexique – où 200 touristes américains ont été assassinés depuis quatre ans – préoccupe de plus en plus Washington. Selon un récent rapport du commandement militaire américain, qui a fait grand bruit à Mexico,  » deux grands Etats doivent être particulièrement suivis par l’administration Obama « , car  » ils pourraient rapidement et soudainement s’effondrer  » : le Pakistan et le Mexique. Le ministre mexicain de l’Economie, Gerardo Ruiz Mateos, donne la mesure de la gravité de la situation :  » Quand nous sommes arrivés au pouvoir, le crime organisé s’était déjà installé dans les entrailles de l’Etat. La police fédérale était infiltrée. Le service de renseignement, aussi. Nous avons pris ce que nous avions sous la main : l’armée. Et la police, que nous reconstruisons. Si nous n’avions rien fait, je peux vous assurer que le prochain président du Mexique aurait été un narcotrafiquant.  » Il était moins une. A. G.

Axel gyldén

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