»Mon ego n’a pas augmenté d’un millimètre »

Luiz Inacio Lula da Silva a de quoi être d’humeur joyeuse. Après six ans au pouvoir, il vient de battre un nouveau record de popularité : désormais, 70 % des 196 millions de Brésiliens sont  » lulistes « . Et le chef de l’Etat a d’autres motifs de satisfaction, par exemple la croissance – elle dépassera 5 % au Brésil en 2008 – ou la remontée en division 1 du légendaire club de São Paulo, Corinthians Paulista, dont il est supporter. L’ancien enfant des rues devenu ouvrier, syndicaliste, dirigeant du Parti des travailleurs (PT) puis chef de l’Etat a accordé, à Brasilia, un entretien exclusif au Vif/ L’Express. Des paroles rares.

Monsieur le Président, votre trajectoire politique – comme celle de Barack Obama – défie les codes de la vie politique traditionnelle. Entrons-nous, à votre avis, dans l’ère des présidents hors norme ?

E Je pense que oui. Le monde est plein de chefs d’Etat qui, jadis, n’auraient pas pu être élus. Nicolas Sarkozy, par exemple, n’avait pas le soutien de Jacques Chirac ; il est pourtant devenu président de la République. Barack Obama, à en croire les experts, devait être successivement éliminé par Hillary, puis par McCain. Ce qui, soit dit en passant, démontre que les experts eux aussi se trompent. Et se trompent beaucoup. En Amérique latine, la plupart des dirigeants actuels possèdent des profils qui auraient été impensables voilà vingt ans. Tout cela découle, à mon sens, de la chute du mur de Berlin et du vide idéologique qui s’est ensuivi dans le monde entier. Soudain, les choses ont cessé d’être écrites à l’avance. La gauche a dû se redéfinir. Et elle s’est réapproprié le droit de penser. On a vu apparaître des phénomènes comme Hugo Chavez au Venezuela, Evo Morales – un Indien ! – en Bolivie ou encore Fernando Lugo au Paraguay. Quant à moi, j’ai certes été battu trois fois, mais je l’ai finalement emporté en 2002. Que le Brésil surmonte ses préjugés et porte un ancien ouvrier au sommet de l’Etat paraissait, voilà seulement quinze ans, bien improbable.

En quoi l’émergence de personnalités  » différentes  » constitue-t-elle un progrès pour le monde ?

E La politique est devenue une chose plus effervescente, plus dynamique, motivante et intéressante. Elle n’est plus concentrée entre les mains de personnes qui, au fond, pensent la même chose. Et l’on assiste à des débats plus poignants sur le rôle de l’Etat, la gouvernance, les choix de société. Avec la crise actuelle, l’évolution de la géographie politique mondiale est inexorable. C’est positif pour les peuples du monde entier.

Enfant, vous avez connu la faim, la misère, travaillé dans la rue, habité dans des bicoques en planches. Comment tout cela influence-t-il votre art de gouverner ?

E Même si je le souhaitais, je serais incapable de gouverner le Brésil à la manière de mes prédécesseurs – des intellectuels, des avocats, des entrepreneurs. Dès ma prise de fonctions, c’était clair dans mon esprit : si j’échoue, me disais-je, ce sera non pas l’échec personnel de Lula, mais celui d’une idée. Quelle idée ? Celle selon laquelle les travailleurs brésiliens, c’est-à-dire la majorité des habitants de ce pays, ont le droit d’élire l’un des leurs à la présidence. Bref, je n’ai pas le droit à l’échec. Car que dira-t-on si j’échoue ? A peu près ce que les commentateurs ont dit et écrit sur Walesa :  » Il ne sait pas gouverner, il n’est pas au niveau, il ne sait pas y faire.  » Obama se trouve dans la même situation. S’il n’obtient pas de résultats d’ici à un an, le monde entier va lui tomber dessus. C’est pourquoi je suis optimiste. Car personne autant que lui n’a intérêt à réussir sa présidence.

Votre mère, dona Lindu, a joué un rôle prépondérant dans votre existence. Quelle est la chose la plus importante qu’elle vous ait léguée ?

E Le caractère, je crois. Ma mère possédait un courage et une lucidité qu’on rencontre chez peu de gens. En 1953, lorsqu’elle a découvert que mon père avait un second foyer, elle est allée le trouver, un matin, pour lui annoncer qu’elle s’en allait. Elle était analphabète. Elle avait huit enfants. Et pourtant elle l’a fait. Elle disait toujours :  » Un être humain ne doit jamais perdre le droit de marcher la tête haute.  » Nous, ses enfants, nous sommes mis au travail. L’un travaillait dans un puits à charbon, un autre vendait des sardines, un troisième était barman. Moi, j’avais 7 ans. Avec mon frère Chico, on vendait des oranges et des cacahuètes dans la rue. Voilà comment j’ai appris l’importance de la famille, qui est d’ailleurs au c£ur de ma politique. Ma mère avait un autre credo, qui tient en une phrase :  » Traite toujours les gens avec respect, disait-elle, car c’est seulement ainsi que tu seras respecté.  » Voilà ce qu’elle m’a transmis. Pour le reste, tout a été conquête. Car je n’ai absolument jamais rien reçu gratuitement, jamais.

La lutte contre la pauvreté est, depuis le départ, une priorité de votre gouvernement, en particulier à travers le programme Bolsa Familia [la Bourse Famille, qui consiste à donner aux parents les plus déshérités une allocation mensuelle de 70 reais, soit 22 euros, par enfant scolarisé, afin d’inciter à leur instruction]. Quels sont ses résultats ?

E A mes yeux, Bolsa Familia est le plus important mécanisme de redistribution de revenus jamais mis en place. Actuellement, 11 millions de familles bénéficient de ce système, dont je précise qu’il n’a rien d’électoraliste. La preuve : sa gestion incombe aux maires, lesquels ne sont pas nécessairement de mon bord politique. Depuis les années 1950, les économistes les plus brillants du Brésil nous ont expliqué qu’il fallait générer de la croissance pour redistribuer de la richesse. D’abord, on va faire un gâteau, disaient-ils, puis, quand il sera prêt, on distribuera des parts… Moi, je ne suis pas économiste, mais je pense qu’il n’est pas nécessaire d’attendre que le gâteau soit cuit. Car, si l’on donne un peu d’argent à des gens qui n’ont rien, ils vont acheter non pas des voitures et des écrans plats fabriqués à l’étranger, mais ce dont ils ont vraiment besoin : des haricots, du riz, du lait, de la farine, des chaussettes, des chaussures. Résultat, Bolsa Familia a considérablement dynamisé les communes rurales du Brésil. Et les effets collatéraux sont impressionnants. Hier, j’étais dans une région semi-aride du Nordeste où l’Unicef remettait des prix à 259 communes dont la mortalité infantile est tombée à moins de 20 pour 1 000. Dans l’une d’elles, elle est passée de 149 à 18 pour 1 000 en six ans ! Le plus beau, c’est qu’aider les pauvres est la chose la moins coûteuse qui existe. Quand un businessman obtient un prêt de 1 milliard auprès d’une banque publique, il s’en va en grinchant. Arrive un pauvre. Vous lui donnez les 70 reais de sa Bourse Famille, et il repart en remerciant le Bon Dieu.

En dépit de toutes ces avancées, la criminalité reste une des plaies du Brésil. Au point que, par exemple, beaucoup d’étrangers n’osent pas visiter Rio de Janeiro…

E Je ne cherche pas à minimiser le problème. Mais il faut dire qu’il existe, dans les médias, une prédilection pour ce sujet. Parfois, un crime reste dix jours de suite à la Une d’un journal télévisé ! Le fait divers se transforme alors en une sorte d’apothéose qui, à son tour, nourrit une peur panique dans le monde entier. Mais parlons plutôt du fond : il est important que tout le monde, au Brésil, comprenne que se contenter d’envoyer la police dans les favelas ne fera pas diminuer la violence. Il faut, au contraire, redonner espoir à la jeunesse et lui tracer des perspectives d’avenir. Le programme gouvernemental ProUni, par exemple, a permis de créer 214 écoles techniques professionnelles (à comparer avec les 140 établissements de ce type inaugurés au cours du siècle précédent), tandis que le programme ProJovem vise, lui, à rescolariser 4,5 millions de jeunes. Nous accordons, en effet, une aide de 120 reais mensuels [38 E] à ceux qui acceptent d’apprendre un métier pour se réinsérer dans la société. Ces politiques publiques finiront par avoir un impact. Lorsque les gosses de 14-15 ans réaliseront qu’il y a un avenir pour eux dans ce pays, le narcotrafic, le crime organisé et la violence reculeront.

Parlons de l’Amazonie. Comment se fait-il que la déforestation n’ait pas été stoppée sous votre présidence ?

E Il faut d’abord rappeler que l’Amazonie est aussi vaste que l’Europe. Et qu’il n’y avait pratiquement aucun organisme de contrôle lorsque nous sommes arrivés aux affaires. Il faut également comprendre que 23 millions de personnes vivent en Amazonie. Et qu’elles ont, elles aussi, le droit de posséder une voiture, un téléviseur, un réfrigérateur. Et elles ont le droit de travailler. Toute la question est d’assurer le développement économique durable de cette région. Au début de décembre, j’ai lancé notre plan national sur le changement climatique, qui servira sans doute de modèle à d’autres pays émergents. Nous nous sommes engagés à réduire la déforestation de 40 % d’ici à 2010. Si nous atteignons nos objectifs, les émissions de CO2 seront réduites de 4,8 milliards de tonnes jusqu’en 2017. Par ailleurs, sachez qu’en principe le Brésil n’a nullement besoin de déboiser pour planter du soja ou de la canne à sucre : outre les 360 millions d’hectares de l’Amazonie, notre pays dispose de 400 millions d’hectares de terres arables, où il est possible de planter sans nuire à l’environnement.

Parlons de la crise. Comment, à votre avis, affectera-t-elle votre pays ? Certains économistes parlent d’une chute de la croissance, qui passerait de 5 % à 0,5 %…

E Ceux-là sont très pessimistes… A vrai dire, le Brésil est aujourd’hui le pays le mieux préparé à faire face à la crise. Notre dette publique représente seulement 36 % du PIB. Le montant de nos réserves est supérieur à notre dette extérieure. Notre système financier est extrêmement moderne. Notre marché interne est en pleine expansion. Et l’Etat va continuer à investir dans les infrastructures, l’énergie et l’urbanisme. Cela dit, il est grand temps de réguler le système financier international. On ne peut plus vivre sous le règne des yuppies de la finance qui vendent des bouts de papier sans produire un crayon ni un stylo. Et gagnent de véritables fortunes parce qu’ils ont atteint des objectifs théoriques qui n’ont rien à voir avec le système productif.

Quel souvenir espérez-vous laisser après la fin de votre mandat, en décembre 2010 ?

E Je ne me pose pas ce genre de questions. Vous savez, j’ai vécu cinquante-sept années sans être président et, après l’être devenu, je ne me suis jamais laissé griser par la fonction. Je vous assure que mon ego n’a pas augmenté d’un millimètre ! Ce qui a augmenté, en revanche, ce sont mes responsabilités et mes journées de travail. Lorsque je travaillais à l’usine, je savais que je commençais à 8 heures pour finir à 18 heures. J’avais mon samedi et mon dimanche. La presse ne me connaissait pas. J’étais un homme tranquille. Aujourd’hui, je n’ai plus d’horaires fixes, ni samedi, ni dimanche. Alors, après 2010, je ferai ce que recommande notre chanteur national Zeca Pagodinho dans sa chanson Deixa a vida me levar : je laisserai la vie me porter. l

PROPOS RECUEILLIS PAR axel gyldén

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